La belle Mélusine abandonna l’ombre du vieux cerisier pour pénétrer dans la maison. Malinois vieillissante qui connaît tout de cette demeure. Plongea son nez dans la gamelle argentée. Les restes du poulet indien pour le petit-déjeuner. Lendemain de grâce pour la race canine. Il est tôt, encore. Le silence domine entre ces vieux murs. Si ce n’est le pas feutré de la Comtesse d’Avon. Sujette à quelques insomnies. D’aucun y verrait son âge avancé. Le mal de son pays de cœur. Ou encore la peur pour l’espion de Sa Majesté ? Quelque soit la cause: le symptôme est là.

Alors, après un baiser, la voilà debout. Lentement, elle plaque son long gilet noir contre son torse. Passe une main dans ses cheveux indisciplinés. Son alliance brille dans le reflet de la porte-fenêtre. Une alliance tant reprochée par les dormeurs à l’étage. Amélia se refait le fil de la soirée. De cette longue nuit de liesse qui a oscillé entre le passé et le présent. Les aristocrates n’avaient pas l’air si mécontents de goûter au charme de la campagne. La cafetière est réveillée. Elle crachote ses embruns caféinés.

Ovide vient saluer sa maîtresse d’un coup de museau dans la cuisse. -”Tout à l’heure. ” Dans leurs dos les oiseaux gazouillent. Ils sont bien indifférents aux tragédies humaines. Ils ont bien raison. Amélia se saisit des ingrédients de sa décoction à base de camomille. Le seul secret pour vaincre la gueule de bois ? L’hydratation intensive. La dame termine son litre d’eau en allumant le post-radio. Elle tourne le bouton pour baisser le volume. Le standard d’Elvis Presley lui tire un sourire. Sa mémoire remonte vers les années quatre-vingt. Les bars de Baltimore.

Un bruissement attire son ouïe fine. Hans le conquérant est déjà levé. Bien entendu, qui d’autre que le protecteur des faibles pour guetter le petit matin. -”Bonjour Hans. ” Elle ouvre un placard pour trouver une boîte en métal. Un vrac de thé blanc à l’arôme léger japonisant. Un à un, elle pose les éléments sur l’îlot central. Parce qu’un invité, quel que soit son rang, est toujours respecté. Ici. Au nid de cette décadence patrimoniale. -”Bien dormi ?” Sans doute eût-il préféré la couche d’une Princesse. Mais, enfin, personne ne leur a interdit de rêver ici.

Elle pose un bol et un œuf cru avec le reste. -”Tu es le premier. ” Le pain grille tranquillement de l’autre côté de la cuisine. La marmelade maison attend que quelque gourmand en finisse avec elle. Lady de Lascelle écarte les chien de son passage pour aller ouvrir le frigidaire et sortir le fromage blanc. Elle attrape aussi le celerie. Un jus de tomate ne sera pas de trop ce matin. -” Il y a une question que je me pose depuis hier ? ” La porte froide se referme d’un coup. Amé va prendre un couteau dans le tiroir. Elle attrape une pomme et l’épluche. Patiente. Y a-t-il plus patiente sur cette terre que l’épouse d’un marin ? Que dire l’épouse d’un héros ? Lentement, elle stoppe ce qu’elle fait.

Ses yeux, deux lasers bleus, visent l’Allemand. Ils fouillent. Ils cherchent. Tout en souriant. Calme. Curieuse. -” Pourquoi as-tu ranimer les vieux feux ? Si ce n’est pas pour nous mettre en difficulté ? ” Elle commence à couper des morceaux du fruit. -” Il me semble pourtant que nous avions tout mis en place pour une soirée… pacifique ? Même l’absence de Zac a finalement joué en cette faveur. ” Alors qu'il avait manqué à son père. Hier. La dame pense, en même temps qu’elle parle. Parle pendant qu’elle pense. Ses réflexions l’animent. Elle n’arrive pas à saisir. -”Combien de temps encore avant, que le fait, que j’aime mon mari, te semble normal ? ” Les échecs des uns doivent-ils interdirent le bonheur des autres ? Vraiment ?

La présence de l’Allemand provoque un changement chez les malinois. Ils le suivent du regard. Un peu veilleurs et protecteurs, ils attendent de voir. L’attitude de l’hôtesse demeure pondérée. Désamorcée par le repos dans la chaleur de l’aimé. Même si c’est un repos abîmé. -” Régina… ” Ce nom. Il amène une masse d’images. Souvenirs plus ou moins bons. Plus mauvais que bons. La peau d’Amélia tressaille. Réaction de l’épiderme. Pour ne pas dire épidermique. Le passé les a abîmé. -” Oui. En effet c’est étrange. ” Qu’est-ce qui amorce un tel revirement ? Quelle est la raison de cette intervention ? L’être humain peut être si surprenant. -” Honte. ” La honte est un sentiment désagréable. A éviter. Amé l’évite. D’ailleurs, elle conduit ses actions pour ne pas avoir honte. -” D’un seul coup, elle s’est levée et s’est dit je vais effacer trente ans de silence. ” Résume donc la dame du lac. N’ayant pas oublié leur passif. -” Zenon sera content. ” Se contenter de l’aspect positif. Amélia y parvient avec sa meute.

L'Inde est partout où ils sont. Comme une allèle de leur ADN historique. -” Oui. J’ai tout ce qu’il faut. ” Elle entend le panier dans la poubelle blanche. Celle du compostage. Sans le voir, elle devine. Hans sourit. Lui qui a eu un niveau exemplaire. Lentement, la dame ouvre un placard. Extirper trois boîtes. Sur le couvercle une écriture manuscrite. La sienne. Une liste des composants. Dont la plupart viennent de Bellary. -” Choisi. Et je te le ferai chauffer, comme il faut. ” Le thé est artistique. Minutie et précision. Ce n’est pas les british qui ont formé l’Américaine. Les voisines du village lui ont enseigné leur savoir. Même pour ça, elle a dû attendre d’avoir traversé un océan.

Que s’est-il passé la veille ? Pourquoi une soudaine envie de rétablir la justice ? Alors qu’ils sont en groupe. Maladroit. Ou tout simplement irréfléchi ? -”... Tu sais déjà pourquoi il est comme ça avec moi. ” Ils s’en sont expliqués. Lors de ce souvenir évoqué par lui. Hans sait ce qu’il en est. -” Et tu sais aussi qu’il ne va jamais se mettre en difficulté devant des témoins. On parle de Caleb. ” Un nom qui se définit en lui-même. Il donne à voir toute la difficulté sous-jacente. On n’attaque pas cet homme là n’importe comment. Fois de Louve revancharde. -” Ca aurait mal fini. ” Mais en a-t-il conscience ?

-”...” Amélia ne pipe pas un mot. Non. Elle le laisse résumer les faits. Comme un bon enquêteur. Son agacement ne l’atteint pas. Elle sait -parfaitement- ce qu’elle a fait. Pour quoi. -” En mettant Caleb en difficulté par rapport à moi, tu me mets aussi en difficulté. ” Les accusations seront revues. Plus tard. Si Amé s’en sent l’envie. -” Dans un contexte où je suis par nature en difficulté. ” Hans est-il aveugle et sourd ? Ne sent-il pas le jugement de ses pairs ? Comme ils en veulent à cette apatride d’avoir brisé les règles ? Moins qu’à vingt ans. Certes. -” Ce genre de sujet ce serait directement retourné contre toi et contre moi. ” Vraiment ? Même maintenant, faut-il lui apprendre ? -” Je n’ai plus envie de me battre. Tu sais Hans. ”

Tranquillement, elle attrape la brioche. Découpe des tranches. -” J’ai trouvé Alexia fatiguée. ” Si Amé dit cela, ça n’a rien à voir avec une convention. Une politesse. Elle n’est adepte d’aucune d’elles. Si elle dit que la Princesse d’Hanovre est fatiguée c’est qu’elle remarque qu’il y a un souci. -” Nous avons tout prévu pour sortir les chevaux. ” Un ancien compétiteur équestre et une dame de la haute cour allemande, s’y retrouveront. Toutes ces années, Amélia a toujours soutenu le destin. L’Amour. L’air de ne pas y toucher. Elle effleure pourtant les ailes des chérubins. Pour qu’ils volent dans la bonne direction. -” Maintenant que Violet est autonome. Iris est sur le point de se marier. Ne crois-tu pas que c’est le moment ? ” Rhétoricienne maligne. Voici comment elle escorte le véritable sujet dont elle a envie de parler.

Les chiens commencent à boire. Ils lapent le fond de la gamelle énergiquement. Un bruit de fond familier à l’oreille de la comtesse d’Avon. Elle tire une chaise à la table d'appoint. - ” Peut-être qu’il n’y a pas de réponse. Peut être que qu’il ne m’aime pas et c’est tout. ” L’hypothèse de l’Américaine reste solide. Valable. Ce n’est pas parce que Caleb ne l’avouera pas que c’est faux. Un beau jour la vérité se fera.

Une paix de bon matin. Voilà qui est de meilleure augure. - ” D’accord, je t’excuse. On oublie ça. ” Avec les années, la rancune est devenue moins virulente. Moins tenace. Un peu comme si le fait de vieillir rendait moins éclatant. Moins vif. L’entourage d’Amélia ne s’en plaint guère. - ” Je sais que tu étais sincère pour ça. … Mais, je n’ai pas envie que l’on se concentre sur moi. Moins vous faites attention à moi et mieux je me porte. ” Un compliment n’arrive pas seul. Non, jamais un simple compliment pour faire plaisir. Un reproche suit toujours juste derrière. Amé n’a pas envie que l’on attaque son hobbie. Son petit domaine.

Un claquement de langue résonne dans la pièce. - ” Je ne remet pas en question le mot. ” Hier comme aujourd’hui être éloignée de Zenon est dur. Compliqué. Elle ne s’y habitue pas. Aucune envie de s'accommoder de l’absence. - ” Mais, j’ai suffisamment entendu la condescendance de tes petits amis à ce sujet. Je n’ai plus envie qu’on se moque de ma passion. ” Martin n’aurait rien dit. C’est un vrai doux. Mais les autres ne se seraient pas gêné. - ” Je n’ai plus envie de justifier qui je suis devant ces personnes. ” Ses yeux bleus cherchent une réponse chez l’Allemand. - ” Je veux qu’on m'oublie. ” Puisqu’être de la clique est impossible. Autant être la femme invisible. Pas facile pour Amélia. Mais, le temps à fait son oeuvre.

Calme, lady de Lascelle prend sa tasse pour venir face à Hans. - ” Mh. On trouve toujours des raisons de ne pas agir. ” Ses doigts caressent lentement la tasse. Son regard épie le visage de cette vieille connaissance. - ” Je ne suis pas d’accord avec toi. C’est peut être précisément le bon moment pour vous donner des perspectives heureuses. … En tous les cas Alexia a l’air d’en avoir besoin. ” Rien de plus stimulant qu’une passion amoureuse pour remonter une pente. Amé peut témoigner. Retrouver Zenon lui avait fait le plus grand des biens. - ” De toute façon, Hans… tu ne peux pas savoir à sa place ce qu’elle veut ou ce qu’elle va faire. ” Ces aristocrates ne veulent jamais croire aux sentiments. Terrible malédiction pour eux. - ” Et puis que risques-tu ? Au pire, elle te dit non, vous restez des amis. Au mieux … tu peux enfin danser avec elle autant que tu veux. ” Que ce soit l’un ou l’autre. Être fixé ferait du bien.

- ” Sans parler de tout ce que tu pourras enfin partager avec elle. ” Hans qui ne se privait jamais de moquer les démonstrations d’affections publiques. - ” Crois-moi sur parole. Faire l’amour avec la personne dont on est amoureux… C’est mille fois mieux que de gagner les JO. ” Elle lui sourit. Pas vraiment taquine pour le coup. Sincèrement amicale. Parce qu’elle sait ce que c’est que d’être emputé de sa moitié. Une douleur qu’on ne souhaite à personne. - ” Je peux occuper Oliver. ” Mélusine se lève. Elle pose sa tête sur la cuisse du nouveau commandant. Un gros soupir canin se fait entendre.

Une des employées a remis la piscine en état. Qu’ils en profitent aussi ce jour-là. - ” Est-ce que tu as envie de profiter de la piscine ? Elle est prête.” Depuis leur épisode de jeunesse. A Bellary. Amélia a une attention particulière sur Hans. L’air de rien. A vérifier qu’il ne va pas leur claquer entre les doigts. Parce que oui, Amé l’apprécie, sincèrement, elle aussi.

Amé ne retient pas son rictus. - ” De la reconnaissance. ” Prononçant ce mot comme un mot étrangé. Un mot qu’on tente de reconnaître. - ” Tu penses encore qu’il y en a pour moi ici ? ”

- ”Mh. Oui. Nous sommes d’accord. Qu’est-ce qu’il y a de plus intime qu’une maison de famille ? ” Certes pas le domicile principal depuis quelques années. En fait quand les jumeaux ont été autonomes. Les parents sont revenus sur Bellary. Mais, la maison de la famille de Lascelle, où Zenon a grandi. L’on peut dire que c’est un endroit intime. - ” Nous sommes plus sages qu’à quarante ans… tout de même! ”

Au moins l’Allemand n’a pas perdu sa capacité d’écoute. Lorsque cela concerne la femme qui détient son coeur. Un bon point pour lui. L’amour fait naviguer à l’aveugle bien plus souvent que ce que les amoureux ne se l’imaginent. Lady de Lascelle en faisait l’expérience, encore, chaque fois que son amant quittait le port de Bellary. Sans savoir ni où il allait. Ni quand il reviendrait. - ” Peut-être que la solution pour vous ne se trouve pas dans un divorce. ” Lors de ce souvenir commun Amélia lui avait suggéré l’idée. Pour Regina et lui, qui à l'époque, faisaient une colocation. - ” Fais comme Caleb et Mallory. Propose un accord. A mon avis Oliver sera d’accord. Il n’a pas vraiment le choix de toute façon. Vous êtes déjà amants. ” Les yeux de l’Américaine pétillent. - ” Il n’y a pas besoin d’un rapport sexuel pour tromper la personne avec qui on vit. ”

Naturellement, l’esprit de la comtesse alla jusqu’à la chambre conjugale. C’est un homme heureux et endormi, qu’elle a quitté une heure plus tôt. Amélia n’avait pas regardé l’heure. Les étoiles disparaissaient, au moment de quitter le jardin. Ils s’étaient enlacés alors que le rossignol dormait. L’alouette s’éveillait au petit jour. - ” Je le ménage. Autant qu’il me ménage. ” Amé souria. - ” Mon but c’est qu’il soit centenaire. ” Qu’elle puisse mourir dans ses bras, vieille, très vieille. Telle une prophétie autoréalisatrice que se font les héroïnes de Tragédie Grecque.

- ” J’ai mieux que ça. ” Madame de Lascelle a obtenu quelques pièces rares. Ce grâce aux efforts de son époux. Oui, Zenon a trouvé tout ce qu’elle lui a demandé. La collection dans la salle d’étude a encore grandie. - ” Zenon m’a récupéré un cadran solaire inédit. ”

Ils ont un regard vers le jardin. La lumière d’été est belle dans ce coin du pays. Le ciel est dégagé. Presque bleu. - ”Alors écoute ton bon docteur. Il a souvent raison. ” Un conseil qu’elle donne régulièrement aux mâles de la meute. Zac a hérité d’une petite résistance contre les rendez-vous médicaux. - ” Tu nous a démontré que tu es plus solide qu’il n’y paraît. ” Les médecins se trompent parfois. Parfois dans le mauvais sens et parfois dans le bon. Mieux vaut savoir ce qui se passe dans cette grande mécanique du corps humain. Éviter des souffrances qui sont inutiles. Il n’y a qu’un bon chrétien pour croire qu’il doit avoir mal!

Le regard d’Amélia trahit la surprise. Elle oublie vite que l’on peut s'intéresser à son état, ici, à Londres. Cette terre de défis. - ” Elle est bonne oui. ” Pour une soixantaine l’état général est bon. - ” Si ce n’est mes genoux récalcitrants je ne cours plus assez… et mes crises d’arthrose dans les mains. Ma grand-mère en avait. C’est moins fort quand je suis en Inde. Heureusement. ” Les articulations gonflent. Les doigts sont bloqués. On dirait des mains de sorcières. Ces femmes souffrantes que personne ne comprenait à l’époque. - ” Les maux d’une vieille femme. ” Temporise la louve qui déteste l’apitoiement. En comparaison des soldats, des cancéreux, des myopathes. Broutilles que ses douleurs de l’âge.

- ” L’attaque à l’ambassade l’a secoué. ” Transposer une vérité sur une autre. Une manière de limiter le mensonge et les dissimulations. C’est devenu une seconde nature chez Amélia. Elle n’a plus besoin de réfléchir. Parfois, elle se rend compte qu’elle le fait avec eux, les enfants, Zenon. Avant de rétablir les faits. - ” Il est fatigué. Inquiet de voir cette faille de sécurité. C’est pour ça que c’était important de vous retrouver. Je pense qu’il avait besoin de ça. De vous… ” Sans doute Hans aurait compris la vérité. Lui qui est à New Scotland Yard. Il aurait compris. Mais n’aurait rien pu faire.

Tranquille, la dame vide sa tasse. - ” Je vais préparer la table du petit déjeuner. Veux-tu m'aider ? ” Connaissant son homme, il se lèvera pour accueillir sa filleule.