Au vu de son comportement, je dirais que la serveuse est amoureuse , le tout début d’une relation. Ce moment où on pense que la vie est parfaite et que rien ne peut assombrir le futur. Je peux la comprendre même si je ne me suis jamais mise dans ces états-là pour un homme ou une femme. Non pas que je ne sois pas tombée amoureuse, mais juste parce que cela ne me correspond pas ce côté hyper romantique, dégoulinant de sucre et de mièvrerie. Mais bon si ça aide certaines personnes à se sentir bien, tant mieux. Dans ces moments on a là plus la tête sur les épaules et j’aurais dû me douter qu’elle se tromperait dans nos commandes. Donc son inversion ne me surprend pas et me fait juste rire, du moment que je récupère ma came personnelle, mon double café, je ne vais pas lui en vouloir.

L’homme a qui je tends le lait fraise, que j’ai eu par erreur, ne semble pas avoir la même vision de l’amour, ni le même humour que moi à la manière dont il me répond. Je garde pour moi une réplique un peu trop acide de qui me brule les lèvres car cette journée est magnifique et ne mérite pas d’être gâché bêtement. Il ne semble pas apprécier le lait à ce que je vois, il préfère son thé. Je soupire doucement, encore un de ces Anglais qui raffole de cette spécialité nationale qui pour moi se résume à de l’eau chaude parfumée. Voilà surement la raison de sa mauvaise humeur. La serveuse perd tout à coup de sa bonne humeur dès que mon voisin de table l’interpelle et lui fait remarquer d’un ton sans appel qu’elle s’est trompée. Elle se ressaisit rapidement et après des excuses en bonne et due forme elle reprend chacune de nos boissons et les redistribue aux bonnes personnes. Voilà une bonne chose de faite.

L’homme a mes côtés replongent le nez dans son journal et j’ai le temps de l’observer un peu plus. Sa voix m’a interpelé tout à l’heure, comme si je la connaissais ou plutôt comme si je l’avais déjà entendu. J’ai une bonne mémoire, ce qui est utile pour mon métier, mais je me concentre plus en général sur les objets plutôt que sur les humains. Son allure, le ton de sa voix, me ramène au palais de justice. Je me demande si je ne l’ai pas croisé lors d’une de mes auditions pour une affaire. Je n’en fais pas encore beaucoup comme je suis la petite nouvelle du service, mais avec le manque d’effectifs qui plombe la police, ils m’y envoient de plus en plus souvent. Je tente ma chance, de toute façon il ne va pas me manger et je n’ai jamais eu peur de parler aux gens. Je tends ma main vers lui pour le saluer. « Bonjour. Je m’appelle Rosario Gomez. Il me semble que l’on se soit déjà rencontré. Au palais de justice peut être ? »

Je sens qu’il ne s’attendait pas à ce que je continue la conversation, mais je ne pouvais pas le laisser retourner à son journal alors que je cherche où j’ai bien pu le voir. On ne peut pas dire que je bouge beaucoup donc je devrais me souvenir de lui. Mais il reste vrai que depuis quelque temps je bouge plus et je rencontre plus de monde. Je m’installe bien dans ma nouvelle vie de Londonienne. Mais lui je suis sûr que c’est au palais de justice que je l’ai vu.

Sa question me fait éclater de rire. « On peut dire que vous avez une piètre opinion de la nature humaine, Monsieur. Ne peut-on pas fréquenter le Palais de justice sans commettre un crime ? » Mais je ne peux l’en blâmer, juste en rire. S’il travaille là-bas, il doit souvent être confronté à la lie de la société. « Je serais bien idiote et inconsciente de me présenter à vous si j’étais une criminelle » L’odeur du café me monte aux narines et je profite de ce doux nectar un instant. Il est vraiment bon, je vais retenir le nom de ce bar. Rare sont les cafés anglais qui s’y connaissent en petit noir. « Je travaille au Yard en tant que technicienne de laboratoire. Il m’arrive de témoigner pour certains procès. »

Je replonge dans mes souvenirs pour essayer de me rappeler qui est cet homme et pourquoi son visage et sa manière de s’exprimer me parlent. Je fais un métier où le sens de l’observation et la mémoire jouent un rôle important. Je devrais logiquement avoir un souvenir qui revient en surface. Lorsque je me balade dans mon palais mental pour y retrouver mes souvenirs, je retrouve des collègues de bureau qui discutent entre eux. Certains fortement énervés, d'autres souriant comme à une bonne blague. Ils parlent d’un juge, à qui ils donnent un surnom…. Ca ressemble à une créature mythique… Je remonte encore dans les souvenirs de cette journée. Un cerbère ? Non. Un centaure ? Non…… Et là je les entends parfaitement prononcer son surnom. Le Dragon !!!!!!

Voilà, pourquoi je me souviens de lui, il a une sacrée réputation chez nous.

Il est sûr que je ne fréquente pas assidûment les couloirs du palais de justice, je suis plus utile dans mon labo et sûr les scènes de crimes. Je n’aime pas ceux qui passent leur temps à vouloir témoigner dans des affaires importantes pour leurs propres gloires. Ils passent plus de temps sur le banc des témoins qu’à faire leur boulot. « Vous avez raison, je ne suis pas une fan inconditionnelle des cours de justice . Je préfère l’efficacité des recherches aux palabres sans fin des avocats qui cherchent justes à nous piéger » Il a l’air d’aimer la franchise, autant lui en donner.

Je ne remettrais pas en cause sa vision de la bêtise de certains suspects. On ne niera pas que certains feraient mieux de se taire ou de réfléchir à deux fois avant de se lancer dans la criminalité. Le poseur de bombe de l’université, aurait dû mieux réfléchir avant de se faire sauter avec ses bombes. La dernière connerie de sa vie. « C’est vrai que certains criminels nous aident dans notre travail. Je ne vais pas m’en plaindre, cela permet d’avoir des résultats rapides quelquefois » Même si je me méfie de ce genre d’indice qui désigne sans doute certains, telle ou telle personne. Il ne faut pas toujours se fier à ses premières découvertes. Une vérification est toujours la bienvenue.

Je souris à sa demande sur ma motivation à venir vivre et travailler en Angleterre. Il peut légitimer se poser la question, il faut vraiment être amoureuse de ce pays pour s’y installer malgré le Brexit et tout ce que cela entraine. « L’amour d’un homme m’a fait venir à Londres et l’amour du pays mon fait resté. Je me sens bien ici. J’y ai refait ma vie » Il va justement falloir que je m'entretienne avec Austen pour monter un dossier de naturalisation. Je ne tiens pas à être expulsé bêtement. Ma vie est ici maintenant.

Je suis donc si expressive que cela ? Cela a dû se voir que je m’étais souvenu de son surnom. Mais son ton condescendant ne me vexe pas. On est loin de tout ce que j’ai pu subir dans le passé. Il m’en faut vraiment plus maintenant pour me déstabiliser ou me vexer. Je réponds donc d’un ton décontracté, légèrement moqueur. « J’aurais préféré que vous parliez de mon regard envoûtant, mais va pour merlan frit. Oui, je me souviens de vous, mais vous avez surement un nom ? Ou préférez-vous que je vous appelle Monsieur Dragon pour faire simple ? »