La bourgeoisie et la noblesse n’étaient pas très susceptible au changement. Comment le peut-on, quand ont créer une société volontairement hermétique en ne se mariant qu’entre personnes du même rang? Les mêmes valeurs et traditions, aussi ancienne et désuètes soient-elle, étaient répétés et inculquées aux descendants et descendantes, qui les répétaient à leur tour. Se vouvoyer entre mari et femme par exemple… D’un point de vue extérieur, comme Lowri l’exprimait, c’était bizarre, et sans doute froid. Pourtant, ses parents s’étaient toujours bien entendus.

Pour un mariage arrangé, ils sont plutôt bien tombés je crois. Ils avaient beau se vouvoyer, je n’ai jamais senti de froideur entre eux.

Dieu sait que les mariages arrangés ne sont pas toujours heureux. Bien sûr, les détails de la relation entre ses parents resteraient à jamais inconnus, et c’était sans doute mieux comme ça. Ils avaient sans doute eu les mêmes problèmes qu’on tous les couples à un moment de leur vie, certainement, mais ils s’étaient aimés. Peu de temps après la mort de sa mère, il avait surpris quelques fois son père, en larmes, alors qu’il ne l’avait jamais vu pleurer de sa vie.

Entre les deux restau qu’il proposa, un restaurant chic de Glasgow et le pub du village, Tyran fut agréablement surpris par le choix de Lowri, et se mit à rire lorsqu’elle parla des serveurs guindés qui peuvent travailler dans ce genre d’établissement.

Les choses simples hein? dit-il, moqueur, en zyeutant le château en contre-bas. Et moi qui croyait que mon domaine vous plaisait… Va pour le pub alors. Vous verrez, ils font d’excellents fish’n’chips.

À son tour, il se leva, et invita Lowri à le suivre sur le sentier menant au château. Heureusement qu’elle était là d’ailleurs, pour lui rappeler qu’il y avait toujours un fantôme à chasser du château. Après tout, elle était venue pour ça! Il ne voulait tout de même pas se faire accuser de… flirter avec son invité plutôt que régler le problème de poltergeist des domestiques. Quand elle insista pour conduire la Mini, Tyrgan eut un sourire en coin.

Très bien… Et je ne crois pas que vous ayez besoin de vous changer. Pour le fantôme, on peut faire ça demain. J’ai encore quelque chose à vous montrer… Rejoignez moi dans le hall central, avant de partir pour le village.


La salle des archives était une pièce immense qui se trouvait sous le château. Dès le 13e siècles, les Campbell avaient scrupuleusement conservés tous les écrits en leur possession; des certificats de mariage, en passant par les actes de ventes et d’achats de leur terre, jusqu’au journal intime de plusieurs duchesses. Ils avaient également une collection impressionnante de cartes et de plans, ainsi que d’objets et d’artefacts, le tout soigneusement conservé dans des tiroirs, des boîtes, des présentoires en verre scellés, répartis en de longues rangées de bibliothèques. Évidemment, tout historien, conservateur ou expert était le bienvenu, à condition d’en faire la demande. Tyrgan mentionna également avoir passé des heures ici, à étudier l’histoire de sa famille.

Finalement, tout au fond de la salle, Tyrgan indiqua à Lowri une énorme porte cloutée.

Cette porte là servait d’entrée au passage secret que mes ancêtres utilisaient lorsque le château était assiégé. Normalement, la porte était cachée par une étagère factice. Comme ça fait bien… 300 ans que nous n’avons pas été assiégés, je pensais peut-être la faire sceller.

Bien qu’il n’ait jamais été lui-même derrière cette porte, tout indiquait qu’il s’agissait d’un passage menant à une grotte. Ce passage était évidemment absent des plans disponibles du château, pour éviter qu’un clan ennemi ne mette la main dessus, et repère le passage. C’était l’explication la plus plausible à la présence de cette porte, en tout cas, se dit-il, avant de se tourner vers Lowri.

Voilà, vous avez vu le château de fond en comble. Il fallait bien que je vous montre ça, avant d’aller où que ce soit, dit-il, en lui tendant les clés de la voiture. Prête?

Les ceintures de sécurité sont une magnifique invention, n’est-ce pas? En tout cas, Tyrgan était plutôt content de les avoir en ce moment. La Mini avait fait ressortir le pilote de F1 intérieur caché chez Lowri, qui prenait plaisir à faire de la vitesse lors des virages serrés, tandis que Tyrgan se mordait les lèvres, les yeux rivés sur la route. Comment avait-elle appris à être aussi confiante derrière un volant? Quoiqu’entre la confiance et l’inconscience, la ligne était mince. Arrivé au pub, il poussa un soupir de soulagement, avant de reprendre les clés de la voiture à Lowri, qui lui demanda si sa conduire l’avait effrayé.

Non. Juste un peu décoiffé, lui assura-t-il en passant une main dans ses cheveux, dans un vain espoir de remettre sa tignasse en place.

Sortant de la voiture pour accompagner Lowri jusqu’au pub, Tyrgan, sans surprise, constata que l’endroit était déjà bien animé. Le pub avait toujours eu un certain charme : les habitués en pleine discussion, les joueurs de billards, les sportifs éternellement déçus par le match de foot qui passait à la télé. Ils se dirigèrent dans un coin du pub, et en voyant le sourire de Lowri lorsqu’ils prirent place, Tyrgan ne regretta pas une seconde de l’avoir amené ici. Il aimait bien ce genre d’endroit, lui aussi, et n’était pas le moins du monde dépaysé.

Au contraire! C’est sans doute mon coin favori du village.J’y suis déjà venu plusieurs fois, surtout durant l’université. Les bars de Glasgow étaient plutôt méfiants envers les étudiants, dit-il alors que la serveuse leur apporta le menu.

Avec raison parfois… Puis ici, il connaissait presque tout le monde. Rien que présentement, il devait peut-être y avoir cinq ou six employés de ses distilleries clandestines. Beaucoup de gens d’Inveraray avaient perdu leurs emplois, suite à la prohibition. À quoi bon étaient les Campbell s’ils ne pouvaient même pas aider leurs voisins de toujours? D’ailleurs, la prohibition était appliquée de manière plutôt… élastique au village, et Tyrgan choisit ce qu’il prenait habituellement : une bière et le fish’n’chips. Impossible de se tromper avec ça. Après que Lowri eut fait également son choix, ils furent de nouveau seuls.

Je suis content que ça vous plaise en tout cas, dit-il tout sourire. Pour revenir à ce qu’on disait tout à l’heure, les mariages arrangés sont encore assez courants dans la noblesse. Malheureusement, les mariages heureux sont l'exception à la règle. C’est mon impression en tout cas. Nous sommes encouragés à nous marier jeunes. Il s’agit de rassembler les fortunes, d’élever son statut, et concevoir un héritier, plutôt qu’une question d’amour. Ça… c’est bonus, si ça arrive. Et c’est encore plus dur pour les femmes. Franchement, je suis content que ma soeur ait renoncé à ses titres. Je n’aurai pas supporté de la voir malheureuse.

Le divorce était toujours une option, bien entendu. Il n’était pas très bien vu au sein de la noblesse cependant, et la femme n’avait pas toujours les ressources pour vivre par elle-même. Certaines, comme Violet, n’avaient pas l’argent pour devenir indépendantes de son mari. Certaines n’avaient jamais rien connu d’autre que cette vie-là, et la peur de l’inconnu les paralysait. Elles pouvaient toujours trouver du réconfort dans l’éducation de leurs enfants, ou dans les bras d’un domestique… mais Tyrgan trouvait que c’était bien peu, en comparaison d’un mariage heureux. Tout cela était particulièrement triste et moyen-âgeux, même pour lui, alors, il n'imaginait pas ce que Lowri devant en penser.

Turbulent? Je dirais plutôt « festif », dit-il, sur un ton plein de sous-entendus.

Après avoir passé deux ans dans la Navy pour son service militaire, sous des conditions autoritaires et une routine draconienne, ses premières années d’université avaient été ponctuées de beaucoup de fêtes et soirées étudiantes, pour rattraper le temps perdu. Quoi de mieux que de faire la fête dans un château en bord de Loch ou au pub du village? Le menu n’avait pas changé depuis cette époque d’ailleurs, comme le lui fit remarquer Lowri. Il est vrai qu’il mériterait sans doute une mise à jour, vue les circonstances actuelles… Même si la police du coin faisait preuve d’un grand laxisme, valait mieux être prudent.

Après avoir commandé, il revenu sur le sujet des mariages arrangés, et qu’encore aujourd’hui, c’était toujours la norme pour beaucoup de familles nobles.

Eh bien, certains sont moins cléments avec leurs enfants que d’autres j’imagine…

Après tout, quand on a un enfant avec quelqu’un pour qui on ne ressent rien, ou que l’on haie, peut-être est-ce plus difficile de l’aimer, se dit-il, en réprimant un frisson. C’était horrible, mais Tyrgan se doutait que c’était sans doute ce qui devait se passer, parfois. Heureusement, avant qu’il ne se mette à trop penser à tout ça, la serveuse arriva juste à temps avec leur bière. Tyrgan retrouva son sourire, et leva son verre pour trinquer avec Lowri.

À notre chasse!

Comme elle, Tyrgan prit une gorgée de sa bière. En voyant Lowri la savourer, les yeux fermés, d’un air quasi jouissif, il manqua de s’étouffer, avant de se mettre à rire.

Haha! Il vous faudra plus qu’une bière pour me prouver que vous êtes la dernière des alcooliques, Lowri. Vous saurez que j’ai quelques chances de prétendre au titre moi aussi, dit-il, avant d’attaquer le poisson frit.

Peut-être avait-il l’air de rien comme ça, mais quand on fait partie d’une famille propriétaire de plusieurs distilleries depuis des générations, il faut croire que les gènes s’adaptaient au haut taux d’alcoolémie familiale. Parlant de famille, Lowri lui demanda si ses parents avaient tenté de planifier un mariage arrangé pour lui. Tyrgan prit une autre gorgée de bière; pour parler de tout ça, il en aurait besoin.

Oui, bien sûr, mais ils ne m’ont jamais forcé la main. Je crois qu’après le désistement de ma soeur, ils ont sans doute craint que je fasse la même chose, et ils ont ramollis leurs exigences. Je rencontrais celles qu’ils me présentaient par égard pour eux, plus que par intérêt, mais j’ai bien failli épouser la dernière.

Quel soulagement de ne pas l’avoir fait d’ailleurs! Repenser à quel point il s’était trompé sur le compte de cette femme fit bouillir son sang dans ses veines. Soit elle ses talents d’actrice étaient hors du commun, soit il avait été complètement aveugle. Sans doute un peu des deux. Quoi qu’il en soit, il avait encore du mal à assumer cette histoire, et ne préférait pas que les gens du coin soient au courant de ses histoires d’amour ratées. Aussi, il se mit à parler en gaélique.

Mon père me l’a présenté durant les Highlands games. La fille d’un clan avec qui les Campbell sont amis depuis longtemps. On a été ensemble pendant trois ans. On s’entendait sur tout, on avait les mêmes valeurs, elle était là pour moi quand mon père est décédé, j’avais même acheté la bague. On formait une bonne équipe, que je croyais, dit-il en secouant la tête. Quand j’ai pris la place de mon père en tant que duc, j’ai voulu renouer avec ma soeur. Elle m’a présenté mon neveu, Archie, qui avait 5 ans à l’époque. Encore aujourd’hui le petit garçon le plus adorable au monde. J’ai convaincu ma soeur de le laisser passer du temps avec moi au château, que ça lui ferait des vacances, et elle a accepté. Archie m’a suivi jusqu’ici, je l’ai présenté à ma copine, et j’ai tout de suite vu qu’elle était mal à l’aise. Comme si elle n’avait aucune chaleur, aucun intérêt pour lui. Ça m’a inquiété, mais je me disais que quand on aurait nos propres enfants, ce serait plus facile...

Après tout, ils avaient été clairs sur le sujet depuis le début : ils voulaient tous les deux des enfants. Même si c’était une question de devoir, rencontrer Archie avait renforcée sa conviction qu’il en voulait vraiment, et pas juste parce que c’est ce qu’on attendait de lui. Bêtement, il avait cru que c’était la même chose pour elle. Tyrgan poussa un soupir, prêt à en finir avec cette histoire pénible.

On était entrain de déjeuner quand Archie a renversé son jus sur les souliers neufs de ma copine, et elle l’a juste… giflé. Comme ça, pour un bête accident. Non mais, quel genre de personne peut faire ça a un enfant de cinq ans?! J’étais fou de rage, et à la seconde d’après, j’ai jeté ma copine dehors, et je ne l’ai jamais revu. Ma soeur m’a interdit de revoir Archie, et je l’ai supplié à genoux pour qu’elle veuille me laisser le revoir… Disons qu’après tout ça, je n’ai eu envie de trouver quelqu’un d’autre.

D’une certaine façon, cette histoire avait remis en question sa capacité à juger correctement les gens. Il avait été trois ans avec cette femme, et ne s’était jamais douté qu’elle mère horrible elle aurait faite. Tyrgan vida sa bière en un seul trait, et fit signe à la serveuse de lui en apporter une deuxième. Il regarda Lowri, l’air désolé. Putain... pourquoi est-ce qu'il parlait de tout ça pendant un renard?

Désolé, je ne devrais peut-être pas parler de mes ex, dit-il, un sourire navré sur les lèvres… Je peux vous demander pourquoi vous êtes célibataire? Je ne peux pas croire qu’il n’y ait pas eu de marquis ou de comte qui vous ont remarqué avant moi.

Ou encore que tous les gars de l’île de Coll soient aveugles...

Rompre avec son ex était sans doute l’une des meilleures décisions de sa vie, mais elle n’avait pas été sans conséquence. Le clan auquel appartenait son ex y avait vu un affront, puisqu’ils étaient censés être alliés, et les relations entre eux et le clan Campbell s’étaient dégradées. Pour ne rien arranger, sa grand-mère, encore bien vivante et pleine de venin, continuait de lui reprocher ce qu’il avait fait. Quant à ses tentatives pour convaincre son petit-fils de donner une autre chance à «sa petite chérie», elles restaient infructueuses. Tyrgan ne voulait plus rien à voir avec cette femme, celle-ci l’ayant carrément dégouté à l’idée de se remettre en couple avec qui que ce soit.

Jusqu’à ce qu’il rencontre Lowri. Enfin, pas à la minute près, ni quand il lui avait foncé dedans en voiture, ni quand elle avait vomi sur ses chaussures. Dans ce pub de petit village écossais, il retrouvait le même sentiment qu’il avait eu dans l’avion, au-dessus des nuages. Malgré l’histoire pénible qu’il venait de raconter, il se sentait bien, parce qu’il savait que Lowri l’écoutait. À son tour, elle lui raconta, alors qu’il dévorait son poisson, une histoire d’amour ratée. Peut-être pas autant que la sienne, mais la douleur d’un coeur brisé ne se mesure pas. Simplement, Tyrgan était heureux qu’elle lui accorde la même confiance qu’il lui donnait en retour.

Elle était sortit avec un homme de deux fois son âge. Ça devait avoir certains avantage, effectivement. Elle lui parla des bons restau, des hôtels luxueux dans lesquels il l’emmenait. Informations très utiles, si par hasard «Lowri et Tyrgan» devenait quelque chose de plus sérieux, nota-t-il. Ce qui était encore loin d’être certain. Après tout, Lowri lui parlait d’un homme élégant, un gentleman, aux manières raffinées, qui l’emmenait dans des endroits chics et luxueux, alors qu’elle faisait face à lui, Tyrgan, assit dans un pub, un jean et un t-shirt sur le dos, les cheveux en bataille malmenés par le vent, et une moustache en mousse de bière sous le nez qu’il s’empressa d’essuyer.

À défaut d’être particulièrement élégant aux yeux de Lowri, il était au moins lui-même.

Je n’ai jamais fait de chasse aux fantômes, mais si je me fis aux films d’horreur, ça ne risque pas d’être ennuyeux. Enfin, si on réussit à le trouver. Je ne voudrais pas que vous soyez venu jusqu’ici pour rien. Et puis mes domestiques sont persuadés qu’il y en a un. Certains disent avoir eu des visions, d’autres disent l’avoir entendu… Heureusement, il n’a possédé personne. Vous imaginez, un remake en l’Exorciste dans un château écossais? dit-il, d’un air hilare. Par contre, je vous promets que regarder The Shinning au château, c’est complètement une autre ambiance!

Il aimait bien les films d’horreur, mais bon… Lowri n’était quand même pas venue ici pour s’effrayer devant un film, ou compétitionner contre lui pour le titre de dernier des alcooliques d’Écosse. Elle avait tout de même accepté son invitation à dîner, même s’il ne pouvait dire exactement pourquoi. La Mini Cooper, sans aucun doute…

D’ailleurs, est-ce votre première chasse aux fantômes? Je n’ai pas vu tout ce que vous vendiez dans votre boutique, mais vous devez avoir un sacré arsenal magique non? Vous devez bien être l’une des seules personnes à Londres avec ce genre d’inventaire! Ça doit être pas mal, côté affaire.

Des bougies, des pierres et des bijoux, et il ne se souvenait pas du reste. Il se demandait à quel point sa boutique fonctionnait bien. C’était plutôt niché, mais si Lowri arrivait à en vivre, c’est qu’il devait y avoir de la demande. Ce devait être une chance de vivre de sa passion.

En l’écoutant parler de son métier, ou plutôt de sa capacité à aider les morts à trouver le repos, Tyrgan se dit que les esprits auraient fait une terrible erreur, s’ils n’avaient pas choisi Lowri comme porteuse de leur parole. Peu de gens avaient ce genre d’altruisme; celui d’avoir envie d’aider des étrangers. Encore moins d’aider ceux qui avaient perdu la vie, parfois depuis longtemps. Il fallait quelqu’un d’unique, pour permettre aux morts de se reposer, mais aussi, pour sauver les vivants. Tyrgan ne se remettait toujours pas de l’histoire de cette fillette kidnappée, que Lowri avait aidé à retrouver saine et sauve. Chaque fois, il échouait à mettre des mots sur ce qu’il ressentait… Tout comme en ce moment, lorsque leur discussion à propos des films d’horreur prit une tournure… Enfin… difficile à interpréter sans se mettre à rougir. Les joues en feu, Tyrgan se demandait ce qu’il pouvait répondre à cela. Est-ce qu’il avait réellement entendu ce qu’il avait entendu? Ou ce qu’elle sous-entendait? Seigneur… il n’en était qu’à sa deuxième bière et il avait déjà l’impression que son cerveau était au moins aussi frit que le poisson dans son assiette. À moins qu’il n’en fût à sa troisième…

...Je vois, se contenta-t-il simplement de dire, troublé, avant d’entamer, comme elle, sa nouvelle pinte de bière.

Ramener la conversation sur un sujet moins périlleux lui parut la bonne chose à faire, mais avec un certain étonnement, Tyrgan apprit que la boutique de Lowri ne marchait pas aussi bien qu’il ne l’avait cru. C’était un marché très niché, après tout, et les séances de divinations payantes étaient sans doute une bonne initiative de sa part. À nouveau, Tyrgan se sentit idiot d’avoir posé la question. Il y avait un fossé entre eux. Peut-être serait peut-être toujours là, mais ce soir, il n’avait pas envie d’y penser.

Le groupe de musiciens du pub se mit alors à jouer, et l’ambiance devenue beaucoup plus festive. Le chanteur n’était pas mauvais, mais lorsque l’un des villageois du coin proposa une chanson bien connue, le chanteur avoua qu’elle manquait à son répertoire. Dommage! Tyrgan aimait bien cette chanson. Mais en demandant si quelqu’un dans le public la connaissait, Lowri leva la main, et Tyrgan la regarda, les yeux ronds, monter sur la petite scène. Elle chanta les premières notes, seule, et il eut l’impression que le temps s’arrêtait. Sa voix était jolie, et éclairée par les faibles lumières de la scène, elle ressemblait à un ange. Lorsque les autres se mirent à chanter, Tyrgan demeura muet, tétanisé par la vision qu’il avait de Lowri sur la scène. Cette fille ne cessait de lui faire perdre ses mots, de lui couper le souffle, comme si elle savait exactement où viser pour atteindre son coeur. Il battait si fort dans sa poitrine qu’il l’entendait jusque dans ses tempes. Même s’il y avait beaucoup de monde au pub ce soir, il ne voyait plus qu’elle, au travers de son regard qui s’était embué d’amour. Jamais de sa vie il n’était tombé amoureux de quelqu’un aussi rapidement qu’avec elle. Ça lui faisait peur, ça le terrifiait, mais ça le terrifiait encore plus de la perdre. Il ne pouvait plus faire d’erreurs, il ne pouvait plus hésiter, ou il le regretterait toute sa vie. Tyrgan cligna des yeux en retrouvant sa lucidité, comme s’il venait de se réveiller d’un rêve. Il se mit alors à chanter avec les autres, jusqu’à la fin de la chanson, un intarissable sourire sur son visage.

Lorsque Lowri termina la chanson, il applaudit, et lorsqu’elle revenue s’asseoir près de lui, il lui sourit, l’air niais.

Tu as une très belle voix, Lowri.

Est-ce qu’elle relèverait le changement de pronom? Sans doute, mais il n’avait plus envie de la vouvoyer.

Je suis content de t’avoir amené ici. Ce n’est pas dans un restau de luxe que tu aurais pu chanter. Est-ce que tu as toujours envie de whisky? Si c’est le cas, je sais où en trouver, dit-il, d’un air volontairement mystérieux.

Tyrgan paya l’addition, et retrouva l’extérieur. Il faisait tard maintenant, et la brise du soir était plus que la bienvenue. À l’intérieur du pub, il avait eu l’impression de mourir de chaud, et pas que parce qu’il y avait beaucoup de monde ce soir… Tyrgan se plaça au volant de la Mini, et conduit très, ou trop, prudemment. Il était loin d’être certain d’être sous la limite permise, qui était de zéro maintenant. Il conduit toutefois jusqu’au château sans encombre. À cette heure tardive, son majordome et ses autres domestiques devaient déjà dormir depuis longtemps. Il entra dans le hall, puis, fit signe à Lowri de le suivre dans le petit salon. Tyrgan se pencha devant un buffet. Celui-ci contenait des bouteilles de whisky d’avant la prohibition, mais il voulait d’abord lui fait goûter «celles de son cru». Il craignait sa réaction, lorsqu’il lui apprendrait, mais il ne pouvait continuer de lui cacher la vérité. C’était sans doute de la folie de raconter tout ça. Si elle réagissait mal, elle pourrait bien aller tout raconter à la police.

Allumant une lumière style Tiffany sur la table de salon, Tyrgan versa un verre à Lowri. La bouteille entre ses mains ne portait aucune étiquette.

Dis-moi ce que tu en penses… Celui-là est un peu spécial, mais je t’expliquerai pourquoi après, dit-il, sourire en coin. Cheers!

Le whisky qu’il produisait n’atteignait pas la qualité de ce qui se faisait avant la Loi, mais il avait la chance d’employer des experts en la matière.

Elle ne savait pas à quel point ça lui faisait plaisir d’entendre Lowri l’appeler par son prénom. C’était insignifiant, et pourtant, ça lui réchauffait le coeur, tout comme, lorsqu’il prit le volant, il apprécia qu’elle ne critique pas sa conduite vitesse tortue. En vérité, même si Lowri ne le savait pas, elle rendait, par sa gentillesse, ce qu’il devait lui dire encore plus difficile. Une fois au château, dans le salon faiblement éclairé, alors qu’il lui versait un verre de whisky, la peur lui nouait les tripes. Comment le verrait-elle, après qu’il lui ait tout dit? Pourquoi avait-il la conviction qu’il devait lui dire maintenant? Que ça ne pouvait pas attendre? Sans doute parce qu’il lui devait bien ça.

À son tour, Tyrgan se versa un verre de whisky. Il trinqua avec elle, un sourire figé sur les lèvres. Assis près d’elle, il ne le quitta pas des yeux lorsqu’elle savoura sa première gorgée, guettant sa réaction. À ses compliments, Tyrgan baissa les yeux, pour contempler le fond de son verre, cherchant les mots pour répondre à sa question. Il inspira, porta le whisky jusqu’à ses lèvres, pour sentir sa brûlure jusque dans sa poitrine. Lorsqu’il trouva finalement le courage de parler, Tyrgan reposa à nouveau ses yeux ambres sur Lowri, alors qu’un sourire coupable se manifestait sur ses lèvres.

… Plus rare qu’un duc qui fait son propre whisky?

De la même façon que Nessie, Tyrgan devait être le seul de sa race. Les nobles ont milles et un péché, mais il ne connaissait personne d’autre qui avait eu l’idée ou le courage — voir l'idiotie — de se mettre à la production de whisky. Ou du moins, pas pour les mêmes raisons que lui. Ne tenant pas à laisser Lowri sur une annonce aussi nébuleuse, Tyrgan se redressa sur son siège, et s’éclaircit la voix.

Tu savais peut-être déjà que ma famille avait plusieurs parts et investissements dans les distilleries de la région, avant la Prohibition. Quand la nouvelle loi a été promulguée, on a perdu de l’argent, mais le whisky n’a jamais été notre principale source de revenus. Notre richesse vient plutôt de nos terres, de nos domaines. Nous les louons, à ceux qui peuvent payer. À des nouveaux riches, ou même au gouvernement, par exemple…

Drôlement, celui d’Inveraray était l’un des plus «petits», en termes d’hectares, mais il avait toujours été le chef-lieu des Campbell. Toutefois, que ses ancêtres aient aquis leurs nombreux domaines par la guerre ou par la paix, il était indéniable qu’il s’agissait aujourd’hui d’une source de revenus extrêmement profitable.

On aurait sans doute pu se ranger tranquillement et accepter la loi sans broncher. C’est ce que les autres ducs écossais ont fait, dit-il, en secouant la tête, mais en ce qui me concerne, je ne pouvais pas. Tellement de gens se seraient retrouvés au chômage, que la vie ici n’aurait plus été la même. Il n’y aurait eu personne au pub ce soir, si on n’avait rien fait. Il n’y aurait pas eu de pub tout court, probablement… S’aurait été lâche de rester barricadé dans mon château à faire des soirées et des gardens party pendant que des gens arrivent à peine à nourrir leur famille, merde!

L’idée de voir les habitants de l’Argyll ruinés à cause d’un gouvernement qui ne les entend plus depuis longtemps il arrachait le coeur. Si ce maudit siège à la Chambre des Lords pouvait permettre à son coin de pays de pouvoir avoir une voix quelque part, même s’il détestait ce rôle, Tyrgan n’avait pas le choix d’y rester. Il inspira par le nez.

Alors… sur nos domaines vacants, on a construit des installations pour que les châteaux en ruines puissent accueillir des distilleries clandestines. Ceux qui y travaillent ne sont pas des hommes de mains ou des mafieux. C’est des gens du coin, qui travaillaient dans les distilleries qui ont fermées. On ne produit pas en grande quantité, et on est très prudent avec la marchandise, mais on a la chance d’avoir des gens qui s’y connaissent en whisky. Avec les profits de la vente, je leur donne un salaire, et je couvre tout le reste.

Tyrgan en reprit d’ailleurs une gorgée. Cette initiative lui coûtait certainement plus chère que le statu quo. Il n’y faisait pas le moindre profit. Et si l’affaire finissait par être connue de la police, il prendrait tout le blâme. Valait mieux lui que les autres… Et maintenant que tout était dit, Tyrgan ne se sentait pourtant pas libéré du poids qu’il avait sur le coeur. Dans un geste nerveux, il lissa ses cheveux d’une main, embarrassé

… Je ne voulais pas te cacher ça, Lowri. Ça te déçoit que je sois… ?

Il ne pouvait pas le dire, mais le sous-entendu dans sa voix était clair et net. Un criminel, et pas le parfait petit duc qu’elle s’imaginait peut-être. Tant pis, il ne le serait jamais quoi qu’il arrive. Il préférait encore lui dire la vérité, que ça la choque et qu’il ne le revoit plus jamais, plutôt que de continuer à se voir et lui mentir. Il aurait au moins le souvenir de cette parfaite soirée avec elle.
pas la qualité de ce qui se faisait avant la Loi, mais il avait la chance d’employer des experts en la matière.

Le silence entre la fin de son aveu et la réaction de Lowri lui parut durer une éternité. Puis, elle éclata de rire, affirmant trouver ça génial. La tension qui raidissait son corps le quitta, et lui laissa les jambes en coton, comme s’il avait été tout près d’un précipice, et qu’il s’était échappé d’une chute mortelle. Il avait eu si peur de la décevoir, ou qu’elle doute de ses intentions, que maintenant soulagé du poids de sa culpabilité, il ne pouvait retirer l’air idiot de son visage, le cerveau définitivement aussi engourdi que le reste de son corps. Il se mit à rire, quand elle dit qu’il avait l’air d’un simple joueur de polo, un noble tout ce qu’il y a de plus normal, plutôt que d’un contrebandier. Ou d’un Robin des bois de l’alcool.

Si Robin des bois avait été duc et propriétaire d’un château, ouais… On peut dire ça, dit-il, avant de terminer son verre.

En regardant le visage de Lowri éclairé par le feu qui brûlait dans la cheminée, Tyrgan, bercé par le crépitement des flammes et de la pluie tombant contre les fenêtres, songeant qu’il n’avait pas été aussi bien depuis longtemps. Est-ce que Lowri avait seulement un seul défaut? Au moment où il allait décidé que non, elle baissa les yeux, et commença, à son tour, à se confier, révélant que la mafia italienne se servait de la cave de sa boutique pour y cacher leur stock. De quoi? Valait effectivement mieux ne pas savoir. Tyrgan serra les dents. Ces putains de mafieux étaient devenus beaucoup trop confortables. Évidemment, il allait lui proposer son aide. S’il ne pouvait rien faire pour l’aider à se débarrasser des mafieux, peut-être pouvait-il au moins faire installer un système de surveillance décent, ou un des verrous plus solides pour sa porte, n’importe quoi pour la mettre un peu plus en sécurité! Dieu sait se que la mafia ou la police pouvait prévoir. Mais au moment où il allait ouvrir la bouche, Lowri avait déjà pressenti l’affaire. Elle n’accepterai aucune aide de sa part. Elle ne voulait mettre sa réputation en péril…

Tyrgan fixa Lowri, incrédule, avant. Il secoua la tête, et posa son verre vide sur la table face à lui, pour rejoindre Lowri, et s’asseoir à ses côtés.

Lowri…

Maintenant qu’il s’était habitué à l’appeler par son prénom, il ne s’en laissait pas. Il avait l'impression d’être un peu plus près d’elle à chaque fois, mais cette fois, il se retrouvait physiquement près d’elle. Cette fois, ils n’étaient ni séparés par les bancs de son jet, ni par la table de pub, ni par les sièges de la Mini, ni par la table du salon. Lorsque Tyrgan prit doucement les mains de Lowri entre les siennes, ils ne l’étaient plus de tout.

Si tu ne veux vraiment pas de mon aide, je ne vais pas insister. Mais n’imagine pas que ma réputation compte à ce point là à mes yeux. Je n’y tiens pas autant que je tiens à toi.

Cette fois, Tyrgan semblait trouver ses paroles plus vites que son cerveau ne les enregistrait. Venait-il vraiment de dire ça à haute-voix? Pendant un bref instant, il crut avoir dit la plus grosse connerie de sa vie, puis, il songea que, peut-être, il ne le regrettait pas, mais surtout, qu’il ne devait pas rester bêtement là, à la contempler sans bouger, sans respirer. Ses yeux plongés dans ceux de Lowri, il posa doucement une main sur sa joue.

C’est à cet instant qu’il sentit le courant d’air — ou du moins quelque chose de cette nature, un mouvement d’air froid que le balaya soudainement, glaça sa joue et joua dans ses cheveux, le faisant brusquement frissonner; une seconde plus tard, il tressaillit, saisi jusqu’au fond de lui-même par un coup violent résonnant dans la pièce voisine. Tyrgan demeura un moment figé, perplexe. Quel était ce courant d’air venu de nul part? Et ce bruit? Qu’importe ce que ça pouvait être, Tyrgan les maudit tous les deux. Puis, il entendit quelque chose d’autres. Un bruit qui s’élevait, bien distinct dans le silence de la nuit : des pas lourds et lents, qui venait du couloir. Tyrgan détacha ses yeux de ceux de Lowri, à contrecoeur, et se recula d’elle. Dans le couloir sombre, il aperçu un rapidement mouvement. Si c’était son majordome, il ne voulait pas qu’il les surprenne.

Nigel? C'est vous?

Personne ne lui répondit. Alors que les pas devenait de plus en plus sonores, alors que Tyrgan s’attendait à voir quelqu’un apparaître dans l’encadrement de la porte, les bruits de pas cessèrent brusquement. Il retenu son souffle, avant d'échanger un regard avec Lowri. Puis, il se leva du canapé. Même s’il aurait tout donné pour rester près du feu avec Lowri, il pouvait jurer avoir entendu des bruits de pas. En entrant dans le couloir, il ne vu personne, mais aperçut, au fond des escaliers, une faible lueur venant du sous-sol. Qui pouvait-être aux archives à cette heure? Quelqu’un venait-il d’entrer par effraction au château? Vu le nombre de gardes qui surveillaient la propriété, ça aurait été surprenait, mais… ils n’étaient pas infaillibles. Était-ce l’origine des pas, et du bruit dans l’autre pièce? Peut-être bien… Avant de descendre dans les escaliers, Tyrgan décrocha une hallebarde du mur. Le couloir de pierre qui menait aux archives étaient éclairé, comme si on y était récemment passé, mais il n’y aperçu personne.

Puis, Tyrgan, au bout du couloir, se figea, saisi de nouveau, en voyant que la lourde porte menant au passage vers la grotte était entrouverte.