Cette affaire de kidnapping ne pouvait pas arriver à un pire moment. Déjà qu’il n’était pas spécialement apprécié des autres lords de la Chambre, voilà qu’un compatriote écossais s’amusait à recréer les Hunger Games. Y avait-il quelqu’un à blâmer? Mis à part le fou qui avait fait cela, pas vraiment, mais c’est dans la nature humaine que de chercher des coupables. Autant dire qu’il ne faisait pas bon être un noble écossais par les temps qui court. Peut-être même écossais tout court… et ce genre de généralisation pouvait être très dangereuse. Il ne fallait pas mettre tous les écossais dans le même panier, tout comme les irlandais. Ce n’était pas parce qu’un fou de l’IRA se faisait exploser que tous les irlandais étaient dangereux.

Finalement, se dit Tyrgan en entrant dans son bureau, tout ce que le Brexit avait réussi à faire, c’était d’avoir rendu tout le monde de plus en plus méfiant. La Chambre des Lords n’en était pas épargnée. Les tensions étaient à couper au couteau. Personne n’était à l’abri, et Tyrgan se trouvait bientôt plus isolé dans son pays qu'il ne l'aurait été sur une terre étrangère.

Pour l’heure, Tyrgan refusait que sa patrie soit traînée dans la boue. C’est pourquoi il avait invité Miss Stevens à le rencontrer à son bureau du Parlement, et il avait été agréablement surpris de la voir accepter. Après ce qu’elle avait vécu, il se serait attendu à ce qu’elle soit plus méfiante. Elle l’était certainement, mais ils avaient eu la chance de brièvement se croiser, lors d’une soirée à l’opéra. Peut-être cela avait-il joué en sa faveur, qui sait?

À l’heure prévue, son assistante annonça l’arrivée de la jeune femme, et il la fit entrer. Des pansements ici et là, la policière semblait tout juste se rétablir de ses blessures. Tyrgan lui tendit la main, souriant.

Bonjour Miss Stevens, merci d’être venue. Asseyez-vous je vous prie.

Il remercia son assistante, et referma la porte derrière lui.

Avant de commencer, je voulais vous dire à quel point je suis désolé de ce qui vous est arrivé. Je crois que je peux m’exprimer au nom de tous les écossais en disant que nous nous dissocions des actes que… cette personne a commises, peu importe ce que les médias en dises, dit-il, s'asseyant derrière son bureau. Vous avez fait preuve de beaucoup de courage.

La courte révérence que la policière fit devant lui l'étonna. Il ne se souvenait pas qu’elle ait été aussi formelle lors de leur rencontre à l’opéra. En même temps, ils étaient restés assis une bonne partie de la soirée… Peut-être n’avait-il pas remarqué. Peu de gens sont familiers avec les codes de salutations qui distinguent la noblesse cependant, et Tyrgan se demanda où Stevens les avait appris, et de qui. Elle n’avait fait aucune faute bien sûr. Il était seulement étonné qu’une policière sache ce genre de chose.

Quoi qu’il en soit, Stevens affirma qu’il ne lui devait aucune excuse. Elle parla ensuite de l’Écosse en termes si élogieux que Tyrgan ne put s’empêcher d’afficher un sourire rayonnant.

Heureux d’apprendre que ce qui vous est arrivé n’ait pas affecté votre bonne opinion de l’Écosse, Miss Stevens. Néanmoins je reste désolé que cela soit arrivé.

Il gardait tout de même en tête qu’elle ne disait cela que par flatterie. Sa description de l’Écosse, bien que flatteuse, était aussi terriblement superficiel. Un touriste américain n’aurait pas fait mieux. Tyrgan posa les coudes sur son bureau, et joignit ses mains devant lui, reliées par l’entrecroisement de ses doigts. Il avait perdu son sourire.

L’Écosse, c’est également le plus taux de chômage du Royaume-Uni, des gens mécontents de s’être fait traîner dans une séparation avec l’Union européenne qu’ils n’ont jamais voulu, et un mouvement indépendantiste dont les intentions sont plus que douteuses et pas toujours pacifiques. Je ne sais pas si cette chasse était orchestrée par ce genre de personne, mais je condamne ce genre d’action. Si l’Écosse doit devenir un jour souveraine, ce sera par l’urne, et non par le sang.

Son cher oncle ne serait sans doute pas du même avis que lui. Tyrgan ne serait même pas surpris d’apprendre qu’il avait quelque chose à voir avec cette histoire de chasse. Il avait toujours aimé les démonstration de patriotisme extrême… Sur le même ton sérieux, Tyrgan continua :

Je n’étais pas présent lors de cette chasse, mais j’espère pouvoir vous aider à comprendre ce qui a pu se passer là-bas. Je ne suis en rien un détective, mais je connais très bien l’Écosse. Peut-être avez-vous remarqué un tartan d’une couleur particulière, un accent, un endroit, un château…

Si un noble écossais était le coupable de tout cela, Tyrgan était prêt à parier qu’il le connaissait. Au moins de nom. Cela pouvait également être l’oeuvre d’un clan. Ce genre de violence serait bien leur genre… Il pouvait en dire quelque chose.

La policière lui décrivit ce qu’elle avait vu durant son infortuné séjour en Écosse, parlant de prison, de douve, et ce qui semblait bel et bien être un château. Ou peut-être les ruines d’un château, dépendant de l’état dans lequel étaient les douves. Elle parlant ensuite d’une falaise, et d’une forêt. En effet, c’était bien peu comme information. Des châteaux et des forêts, ce n’est pas exactement ce dont l’Écosse manque. Difficile de dire de quel région il s’agissait. Le seul mince indique que Tyrgan pouvait peut-être relever était que Miss Stevens ne semblait pas avoir vu de plan d’eau, de Loch ou de bras de mer. Intéressant, mais sans plus.

La solution était peut-être de lui fournir une liste de tous les personnages nobles ou importants de l’Écosse. Si ce genre de demande avait été formulée en 1990, elle aurait sans doute donné un mal de tête à plus d’une secrétaire et n’aurait pas pu être complétée avant des semaines. Aujourd’hui, le tout se trouvait soigneusement répertorié sur Internet, en quelques secondes. Il n’aurait qu’à lui fournir l’adresse, et il n’aurait pas à s’immiscer davantage, car Miss Stevens avait raison; certains pourraient peut-être interpréter ses démarches de la mauvaise façon. Évidemment, il n’avait rien à voir avec tout cela, et Miss Stevens pensait de même… même s’il n’était sûrement pas un saint.

Tyrgan fixa la jeune femme en plissant les yeux, perplexe. Aucun noble, aucun homme ne l’est? Qu’est-ce que ça voulait dire?... Il croisa les bras sur son torse, se demandant ce qu’elle insinuait par là. Elle s’excusa finalement, son métier l’ayant rendue plus suspicieuse de la nature humaine. Ah… Tyrgan hocha la tête, un peu rassuré.

… Je comprends, et je ne suis pas vexé. Ce n’est pas le cas de tous les nobles, mais j’apprécie la franchise, et les gens qui parlent franchement. Cependant, sans flatterie, la Chambre des Lords serait devenu un bain de sang depuis longtemps. C’est pour ça que vous faites bien de vous méfier de nous. Les nobles ne sont effectivement pas des saints, j’en ai bien peur, mais qui l’est? Dit-il simplement, en haussant les épaules.

Si ce n’était les saints eux mêmes, évidemment. Tyrgan savait que les nobles n’avaient pas très bonne réputation parmis la population. Ils étaient privilégiés après tout, peu importe le nombre de dons fait en l’honneur d’une bonne cause, ou le nombre de zéros inscrits sur un chèque donné à une organisme de bienfaisance. Franchement, Tyrgan avait apprit à ne pas s’en offusquer. Après tout, parader les bonnes actions que l’on fait pour avoir bonne presse était non seulement de mauvais goût, mais ne servait à rien. Il n’allait donc pas tenter de sauver les nobles aux yeux de Miss Stevens. Elle était libre d’en penser ce qu’elle voulait, peu importe la raison.

Tyrgan tira son bloc-notes devant lui. De la poche intérieur de son veston, il n’en tira non pas une plume, mais un stylo Bic en plastique, visiblement usé et abusé. De sa calligraphie anguleuse, le duc écrivit les adresses des sites internets dont Miss Stevens aurait besoin pour faire ses recherches, et il lui tendit le papier.

Vous trouverez sans doute votre homme là dedans. Le premier site répertorie tous les titres de noblesse actifs, et le seconde fait de même pour les titre de chef de clan. Je ne crois pas que je puisse vous aider davantage, malheureusement. Les endroits que vous avez décrit sont trop vagues pour que je les reconnaisse. Je sais que je n’ai pas été tendre envers la police dernièrement, avoua-t-il, embarrassé, faisant allusion à son discours récent, mais j’espère sincèrement que vous mettrez la lumière sur cette affaire.

Oui, bon… Il était toujours d’avis que la police avait manqué cruellement d’efficacité sur les précédentes affaires qui avaient secoué Londres plus particulièrement. Par contre, il ne souhaitait rien de plus qu’on lui montre qu’il avait eu tort. En ce qui concerne le gouvernement cependant… c’était une autre histoire.

Par simple curiosité… croyez-vous que cette… chasse était l’oeuvre d’un fou furieux, ou s’il avait un mobile plus sérieux pour commettre de tels actes? Du genre politique… Je ne veux pas m'immiscer dans l’enquête en cours, seulement votre impression.

L’enquête était toujours en cours, et elle ne pourrait peut-être pas lui répondre, mais il tentait tout de même sa chance. Aucune réponse ne pouvait être une bonne nouvelle, mais il y en avait certainement de plus inquiétantes que d’autres.

Miss Stevens avait décidément une vision assez particulière des choses. Selon elle, la noblesse avait le devoir se montrer exemplaire en toutes circonstances. Bien que Tyrgan ne soit pas d’accord, il se contenta de sourire. Il allait de soi que si tous les nobles se comportaient dignement et sans reproche, on vivrait certainement dans un monde meilleur. Cependant, ce n’était pas le cas, et ça n’avait probablement jamais été le cas.

Elle l'interpella ensuite sur la façon dont il avait critiqué le travail des policiers au cours des dernières années. Bon… c’est vrai qu’il y était aller un peu durement. Ils avaient fait un très bon travail lors de l’épisode de smog cet été et peu de gens l’avaient souligné. Quant à savoir s’il avait dit tout ça pour attirer le capital de sympathie de la population, Miss Stevens n’aurait pas la réponse. Ni en ce qui concerne la possibilité que certains hauts-placés aient profité du Brexit pour s’enrichir sur le dos des britanniques plus démunis. Tyrgan savait bien que c’était sans doute le cas, et ce genre de personne le dégoûtait tout autant que Miss Stevens. Dans le cas de l’Écosse et de son propre cas, personne n’y avait rien gagné cependant.

Finalement, la policière penchait plutôt pour la théorique du psychopathe maniaque que du coup politique. Un fou qui avait eut la folie des grandeurs.

Si vous pensez que ce genre de violence aura encore lieu, vous avez du pain sur la planche, Miss Stevens. Dans mon cas, je ne suis pas aussi pessimiste que vous. Nous pouvons encore agir, à condition de prendre les bonnes décisions. Vous critiquez beaucoup la noblesse, mais pour l’instant, mis à part nos discours, nous n’avons que peu de pouvoir. Je ne peux pas parler pour tous les lords, mais je ne penses pas que ce soit eux qui ce soit le plus enrichis des conséquences de Brexit. Vous devriez plutôt vous en prendre au gouvernement.

Au gouvernement et à tous leurs petits amis PDG d’entreprises. C’était eux qui étaient responsable de l’état du pays, pas la Chambre des Lords, que la plupart des gens de prenaient même pas au sérieux d’ailleurs. Sans parler de ceux qui voulaient l’abolir.

Si vous voulez vous faire entendre, parlez à la presse. Nous sommes encore dans un pays libre après tout, que je saches. Et si je peux me permettre, vous ne devriez pas vous attendre à de si hauts standards de la part des nobles. Ça vous évitera d’être déçue. Ma famille n’est pas là où elle est en ce moment parce que mes ancêtres ont joué franc-jeu, mais en étant là au bon endroit au bon moment. Il en va de même pour la plupart des grandes maisons de ce pays.

Miss Stevens avait au moins la qualité d’être honnête. C’est si rare par les temps qui court. Elle ne pouvait pas lui en dire davantage sur ce qui s’était passé dans son coin de pays, et la politique ne l’intéressait pas. Dommage, se dit-il. La police avait peut-être réagi rapidement après les faits, — et c’était tout à leur honneur — mais il n’empêche que les londoniens avaient peur de ce qui pourraient leur arriver dans leur propre ville. Stevens aurait été bien placé pour faire entendre un message d’espoir; que malgré ce qui lui était arrivé, la police prenait les choses au sérieux, qu’ils allaient se relever collectivement et tout faire pour que ça ne se reproduise pas, qu’elle verrait à rendre la capitale un endroit plus sûr, et surtout… qu’il ne fallait pas blâmer les écossais pour ça. Venant d’elle, le message aurait sans doute eu plus d’impact que de la bouche d’un ministre. Tyrgan haussa les épaules.

Comme vous voulez.

Il aurait au moins essayé, mais Miss Stevens avait beaucoup plus de convictions et de rigidité qu’il ne l’avait imaginé. Tyrgan se leva et reprit son sourire.

Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, dit-il, contournant son bureau pour lui ouvrir la porte. Je vous remercie d’être venue, et j’espère que vous ferez la lumière sur toute cette affaire.