Quand Isabel Stevens l’avait contacté, Prem avait eu du mal à se retenir se sauter de joie. Voilà des semaines que son enquête sur les Jeux Romains piétinaient. Puis, il avait reçu l’appel de la policière. Pour une fois que ce n’était pas lui qui appelait les forces de l’ordre, elle avait immédiatement eu toute son attention. Elle affirmait avoir été enlevée, elle aussi, et d’avoir participer à ces fameux jeux, que Maître Keenan lui avait décrit. Prem était enclin à la croire. D’autant plus qu’elle souhaitait témoigner en son nom, et non sous le couvert de l’anonymat. Comment refuser ça? C’était encore plus que ce qu’il avait espéré obtenir de qui que ce soit. Et cerise sur le gâteau : en faisant des recherches sur elle, Prem avait appris qu’Isabel Stevens était la fille d’une célèbre actrice, morte dans des circonstances tragiques, dont le New Herald avait fait la couverture il y a des années.

Il lui avait donc donné rendez-vous au Four Birds, le bar où son ami Angus connaissait un franc succès depuis la prohibition. C'était l'un de ses endroits préférés, en tout cas, puisqu'il ne buvait pas lui-même. Prem arriva à l’avance, choisissant une table-banquette dans un coin de la pièce. Il y avait du monde, comme toujours. À choisir, Prem préférait les endroits pleins aux lieux déserts, sans doute parce qu'il avait grandit entouré de gens. Ce à quoi il ne s'habituait pas cependant, c'était le froid. L'Angleterre n'était définitivement pas choyée en matière de température, et dès le mois d'octobre, Prem portait en quasi-permanence une veste en polaire, en plus d'un pull chaud. En apercevant la policière, il lui fit signe, et se leva pour lui tendre sa main.

Bonsoir, heureux que vous soyez venue. J’avoue que je n’espérais plus de témoignage de la part de qui que ce soit. Votre appel m’a fait plaisir, dit-il. D’autant plus que ce que vous avez vécu n’est pas facile à raconter, j’imagine.

D’ailleurs, si elle se sentait mal à un moment ou un autre de son histoire, elle était libre d’arrêter. Il ne poussait jamais les gens à parler. Il fallait que ça viennent d’eux même, et il n’était pas là pour forcer des aveux. Tandis que le serveur prenait la commande d’Isabel, Prem posa son carnet de notes, dont il ne se séparait jamais, sur la table. Lui, avait déjà entamé une bière sans alcool. Lorsque le serveur s’éloigna, Prem reprit :

Avant de commencer… Pourquoi avez-vous accepté de témoigner en votre nom? Ça me fait plaisir évidemment, mais je suis curieux. J’ai plutôt l’habitude de passer pour un fouineur, dans la police. L’inspecteur Lemoine en sait quelque chose, précisa-t-il, sourire en coin. Vous ne craignez pas que ce soit mal vu par vos collègues, que vous me parliez?

Elle faisait bien de se méfier des journalistes. Il y en a des moins éthiques que d’autres. Moins à cheval sur le code, disons, et plus sur le scoop, quitte à harceler les gens. Il y a des pommes pourries partout. Cette méfiance à l’égard des journalistes faisait d’autant plus plaisir à Prem, et donnait déjà un certain poids à ce qu’elle allait dire. Comment ne pas être flatté que ce soit lui qu’elle ait contacté, et pas un autre reporter, un autre journal même? Elle avait également tout à fait raison de penser que témoignage à visage découvert était plus crédible aux yeux des lecteurs, qu’une bande de témoins anonymes. Finalement, elle précisa qu’elle était profileur. Tiens tiens… Prem ouvrit son carnet, notant l’information. Elle analysait donc la psyché des criminels. Du moment qu’elle n’était pas dans le profilage racial…

Prem, en bon journaliste, laissa l’interviewée parler. Quand un témoin en a beaucoup à dire, on l’écoute, et surtout, on note. Il était là pour ça après tout. Elle affirma que ceux qui avaient commis les crimes n’agissaient pas pour un but politique. Beaucoup pensaient que les criminels appartenaient en effet à un groupe d’extrémistes pour l’indépendance écossaise, puisque les victimes étaient tous des londoniens et londoniennes. Isabel n’en croyait pourtant rien. Selon elle, tout ceci était l’oeuvre d’un fou furieux.

Eh bien, je crois que si vous vouliez faire en sorte que tous les écossais tombent à vos pieds, vous venez sans doute de réussir, dit-il, amusé. Les autres informations que j’ai à propos de tout ça abonde dans votre sens, je dois dire. Ça ne ressemble pas à un attentat politique. Je vous promets d’en faire mention, lorsque j’arriverai à publier.

Même si Isabel était une experte dans la recherche des motivations d’un criminel, Prem ne pouvait pas utiliser son opinion d’expert pour confirmer quoi que ce soit. Règle journaliste : un témoin ne peut déposer une expertise s’il est le sujet de l’interview, sauf évidemment, si c’était pour n’obtenir que son expertise. Ce qui n’était pas le cas avec Isabel. C’était un peu comme lorsque que les policiers ne peuvent enquêter sur un crime dont ils sont eu même les victimes, en quelque sorte.

Décidément, Isabel avait bien dressé la table pour ce qui allait suivre. Prem s’éclaircit la voix.

Entrons dans le vif du sujet, si vous voulez bien. Si jamais vous êtes mal à l’aise, vous n’avez qu’à arrêter l’entrevue. Mon but n’est pas de forcer les gens à témoigner, dit-il. C’était toujours bon de le préciser, au cas où. Racontez-moi comment on vous a enlever, et ce que vous auriez pu remarquer avant votre enlèvement.

Sans le lui dire, il allait comparer son témoignage avec celui de son témoin anonyme, sa fameuse «Lauren». Il aurait ainsi deux versions d’un même événement, et pourrait y voir les ressemblances, et les différences, surtout...

Isabel, dans ses explications, fut des plus détaillée. Elle raconta du début à la fin ce qui s’était passé, d’un coup, sans jamais s’arrêter. À aucun moment, Prem ne l’interrompit. Il nota tout dans son carnet, attentif à ce qu’elle disait, ne voulant rien rater de son histoire. Prem appréciait quelqu’un qui pouvait raconter tout ça en une seule fois, car ils étaient rares. De plus, Prem ne décela aucune hésitation dans la voix de la belle italienne, ce qui lui faisait croire qu’elle ne mentait ou n’exagérait pas les faits. Plusieurs de ces faits, d’ailleurs, corroboraient ce que Jessica lui avait également dis.

Toutes les deux avaient été enlevée la nuit, dans un parc, piquées au cou. Tandis que Jessica parlait d’une injection, Isabel affirmait qu’il s’agissait plutôt de flèches soporifiques. Comme Jessica, elle avait été mise dans une geôle, et précisa qu’elle avait bien vu un homme habillé comme un empereur romain. Comme Jessica également, elle avait vu un homme se faire abattre, lorsqu’il avait tenté de s’enfuir. Puis, ont les avaient laissées dans la forêt, pourchassées par des chiens. Chose particulièrement étonnante, Jessica avait mentionnée être tombé dans une fosse, et Isabel affirmait avoir aider une femme à sortir également d’une fosse. Visiblement, les deux femmes avaient été ensemble durant cette chasse. Leur discours concordaient parfaitement, à une exception près : si Jessica avait mentionnée à Prem, lors de leur entrevue, qu’elle avait eut l’impression que l’événement avait été filmé, tandis qu’Isabel avait bel et bien aperçu un drône, clairement là pour les surveiller. Quoi qu’il en soit, cette histoire de diffusion était de plus en plus intéressante. Cela confirmait qu’il y avait bel et bien eut des spectateurs, mais comment avaient-ils eu vent du carnage qui se déroulerait à ce moment-là?

Finalement, Isabel atteint la fin de son histoire, lorsqu’elle décrit avoir eu des geste vulgaires en direction du drône, puis s’être endormie, pour se faire rescaper par les policiers. Elle ne savait pas pourquoi elle avait été «épargnée».

Peut-être un bon samaritain, dit-il en hochant la tête. C’est bien comme ça qu’on dit, chez les chrétiens, je crois?

Durant tout son monologue, la jeune femme n’avait pas lâché la petite croix qui pendait à son cou. Prem avait toujours trouvé ce symbole, cette croix, un peu étrange. N’y avait-on pas cloué quelqu’un? En même temps, khanda n’était pas tellement mieux. Il était assez peu utilisé, heureusement.

Quelqu’un veillait peut-être sur vous. En tout cas, espérons-le.

C’était tout de même mieux ça, que ce soit plutôt quelqu’un qui avait voulu en faire son esclave personnel. Prem baissa de nouveau les yeux sur ses notes, pensif, passant habilement son style d’une jointure à l'autre.

Pourquoi aurait-on voulu vous épargner, d’après vous? A priori, si la chasse était diffusée, sur Internet par exemple, ce n’est pas quelque chose auquel quelqu’un aurait accès facilement. Ou quelque chose sur lequel on tombe par hasard. Les gens qui ont assisté à ça devaient être… suffisamment dérangés pour avoir envie de voir mourir des gens en direct. Ça me parait étonnant que l’un ou l’une d’entre eux ce soit découvert une âme charitable en vous voyant, même si vous êtes très belle.

Prem n’allait pas le nier. Isabel était jolie, mais ça ne lui semblait pas suffisant pour que l’un des dégénérés assistant au massacre ait soudainement envie de la sauver. Le coup de l’esclave semblait plus plausible, aussi dégoûtant que ça lui paraissait. Le plus étrange dans tout ça cependant, c’était que le fameux Jules César ait accepté de retirer la jeune femme de la chasse, par la simple volonté d’un spectateur…

Le seul fait qu’il y ait eu des caméras apportait une dimension encore plus sordide à toute cette affaire. Si ce Jules César s’était contenté de torturer des gens en toute discrétion, c’est-à-dire en ayant pour témoins que lui-même et ses bras droits, Prem n’y aurait pas prêté autant d’intérêt. Un fou qui massacre des gens est une chose, mais un fou qui se filme entrain de massacrer des gens en était une autre. La possibilité qu’il y ait une sorte de groupe clandestin qui s’amuse à regarder des innocents mourir en direct était particulièrement effrayante. Clairement, Prem devait creuser de ce côté-là pour faire avancer son enquête.

Isabel, quant à elle, croyait également qu’il devait y avoir l’implication d’un réseau quelconque, avec de gros moyens financiers. Aussi perturbante que pouvait être cette perspective, et malgré avoir vécu tout ça, elle n’avait pas perdue sa foi, ce que Prem ne pouvait qu’admirer son optimiste. Elle était tout de même passée à deux doigt de se faire vendre comme esclave. Ou peut-être sauvée…

Connaissez-vous quelqu’un parmi vos connaissances qui vous voudrait du mal? Ou au contraire, quelqu’un qui vous aimerait assez pour tenter de vous sauver? Quelqu’un qui aurait beaucoup de moyens?...

Il considéra la question qu’elle par la suite lui posa avec un certain étonnement. Décidément, il préférait les poser, plutôt que d’y répondre, mais il essaya tout de même.

Eh bien… je n’aurai jamais cette prétention. Chercher la Vérité, c’est chercher le dieu unique, et ça ne se fait pas par égoïste. C’est seulement en ayant une vie intègre et honnête que l’âme est libérée de son cycle de réincarnation. Je sais que c’est sans doute bizarre pour les chrétiens, mais c’est ce que je crois, dit-il simplement, en haussant les épaules.

C’était l’une des raisons pourquoi il était devenu journaliste d’ailleurs. Il avait toujours voulu chercher la vérité, et si d’autres le faisait en priant, il le faisait en étant journaliste.