C’est une journée comme une autre. Grand-maman m’a appelé à la boutique aujourd’hui. Elle est encore à l’hôpital. Depuis « l’incident » qu’il y a eu là-bas, je dois admettre qu’il m’est très difficile d’y mettre les pieds. Je pense que c’est ce qu’on appelle un choc « post-traumatique ». Je ne suis pas certaine. Mais quand je pense à y aller ou quelque chose comme ça, je me mets à trembler de tout mon corps, j’ai chaud, j’ai froid. Je revois encore en rêve ce gars en sang et le coup de feu. Un éternel ralenti.

Dans la fleuristerie je me sens bien. Je me sens chez moi. Je m’y sens en sécurité. Je peux respirer. J’y fais des affaires, je vends des fleurs, je prends soin de mes bouquets. D’ailleurs, je suis en train d’en préparer un tranquillement, alors que de la musique joue dans la boutique, question de me tenir un peu compagnie. Je danse légèrement au rythme de la musique, alors que je coupe des tiges de jolies demoiselles. Le bouquet est pour un homme plutôt âgé qui veut l’offrir à sa femme pour leur anniversaire de mariage. C’est tellement beau, tellement romantique ! J’ai du mal à croire que des gens peuvent rester ensemble aussi longtemps. Je suis certaine que P’pa et M’man seraient toujours ensemble aujourd’hui… Enfin si tout ça n’était pas arrivé.

Soudainement, je suis d’humeur un peu plus morose, j’essaie de chasser mes mauvaises pensées. Je prends même mon téléphone pour mettre ma playlist de Queen pour me remettre de bonne humeur. À peine que j’ai remis mon téléphone dans la poche de mon tablier, une demoiselle pointe le bout du nez, colis à la main. Immédiatement, je lui fais un charmant sourire, alors qu’elle dépose le tout sur mon comptoir.

- Oh super ! J’attendais le tout avec impatience ! Merci beaucoup d’avoir apporté le tout aussi rapidement !

J’attendais vraiment ce colis. Enfin, c’est la seule commande que j’attends à vrai dire. Je suis bien heureuse qu’il soit arrivé. P’pa et mes frères vont être bien contents. Ils ne m’ont pas trop parlé du contenu, mais ils m’ont dit que c’était quelque chose de VRAIMENT importants. Il va falloir que j’envoie un SMS à P’pa pour lui dire que c’est arrivé.

Je ne manque pas de remercier la blonde qui est venue me porter le tout. J’espère que ce n’était pas trop lourd.

- Merci beaucoup, c’est ma grand-mère qui a mis beaucoup d’amour dans la boutique, moi je ne fais que la tenir aussi jolie.

Ce qui est tout à fait vrai. À la base c’est la sienne. Moi, je m’occupe des fleurs, de tenir la place et tout ça. Je suis par contre un peu perturbée sur le coup parce qu’elle connait mon nom. J’essaie de rationnaliser en me disant qu’elle a dû le voir sur Internet, un truc du genre. Mais mon cerveau et ma bouche ne suivent pas.

- Euh oui, c’est moi ! On se connait ? Je croise tellement de gens parfois que j’ai du mal à reconnaître tout le monde, je suis vraiment désolée. Oh, peut-être que quelqu’un vous a déjà parlé de la boutique…

Après tout, elle a dit qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de venir avant. Je me dis qu’elle connait l’endroit à cause de quelqu’un. Mais peut-être je me fais de fausses idées. Je l’ai peut-être déjà rencontré à quelque part, mais ça ne me revient pas. Sur le coup, j’ai un petit moment de stress, comme si tout mon corps me disait à l’instant que j’étais en train d’oublier quelque chose d’important à propos d’elle.

Je mets mes mains dans mes poches de mon tablier. J’essaie de les essuyer discrètement.

Ah on ne se connait pas. Super. Je ne sais pas quoi en penser sur le coup, puis elle me dit que je connais Desmond. AH, c’est une de ses amies… Enfin, je pense que c’est son ami. Peut-être qu’il y a quelque chose entre ces deux-là, on ne sait jamais. En tout cas, si c’est sa copine, Des’, il va vraiment m’entendre parler. Je veux dire. VOIR QU’IL ME L’AVAIT PAS DIT QU’IL A UNE COPINE. Oh god, c’est malaisant.

J’espère qu’elle ne fait pas la tournée de tous les potes de Des’ pour savoir comment il est ou s’il a des secrets. Si c’est le cas, clairement, je vais rien lui dire. C’est à elle de découvrir. Je ne vais pas faire la balance pour mon ami. Je souris doucement, un peu plus rassurée, même si je suis certaine de rien au fond de moi.

- Oh d’accord. Oui en effet je lui donne un coup de main de temps à autre.

J’ai passé le fait qu’elle m’a fait « flippé ». Je n’ai pas flippé, c’est juste que je suis méfiante. Tout va bien, c’est juste que rencontrer quelqu’un qui me connait et que je n’arrive pas à replacer c’est pas ce qu’il y a de mieux pour moi. Je n’aime pas ça. J’aimerais tellement être capable de me souvenir de tous ceux que je vois.

Elle finit par se présenter. Louisa. J’ai soudainement un flash. Des’ m’avait déjà bel et bien parlé d’une certaine Louisa. Elle lui avait sauvé la peau une fois, il me l’a raconté, je ne sais plus exactement quand, mais je me souviens qu’il me l’a raconté. J’ai les yeux qui brillent pendant un moment. Voilà. Clairement cette fille doit être sa copine, je ne vois pas autrement, sinon elle ne serait pas venu me voir ici pour seulement papoter. Ok, elle avait quand même ma commande à venir me porter, mais je trouve que l’occasion est beaucoup trop parfaite. ll doit y avoir quelque chose entre ces deux-là, j’en suis quasiment certaine.

Va vraiment falloir que j’en parle à Des’ la prochaine fois que je le vois. Je lui fais un charmant sourire, ma réputation est quand même en jeu en ce moment. Je me fais aimable, bien que je ne sais pas encore comment je dois percevoir Louisa en ce moment.

- Oh c’est toi Louisa ! Des’ m’a déjà parlé de toi également. Enfin, il m’a juste dit que vous travaillez ensemble de temps en temps… Et que tu lui as déjà sauvé les fesses une fois.

Elle finit par ajouter qu’elle est curieuse de savoir qui je suis. Nouvelle surprise. Je ne sais pas ce qu’elle veut bien savoir sur moi. Je n’ai pas grand-chose d’intéressant à raconter. À part lui dire que je suis fleuriste, ce qui est la chose la plus évident du monde, je ne sais pas ce qu’elle veut savoir de plus. Du coup, il vaut peut-être mieux pour elle qu’elle me pose toutes les questions qui lui permettraient d’en savoir un peu plus à mon sujet. Parce que là, moi, je sèche.

- Euh… Moi ? Je ne pense pas que j’ai grand-chose à dire sur moi… Comme tu peux voir je suis fleuriste et… voilà. Veux-tu quelque chose à boire ?

En vrai, je ne sais pas ce qu’elle veut savoir exactement. Elle peut me poser les questions qu’elle souhaite, ça ne me dérange pas du tout. Peut-être qu’elle est venue ici pour acheter des fleurs à Des’… Quoi que si c’est le cas, je crois qu’elle va devoir les laisser ici, parce Des’ va les tuer en quelques temps, ça ne sera pas très long.

Elle me parle de cette fois qu’elle l’a sorti d’un mauvais pas, question de barrage, tout ça. Si elle s’est battue pour lui, c’est qu’elle doit bien l’aimer. J’avouerais que je ne pourrais pas me battre, je ne sais pas tout à fait comment m’y prendre et je ne suis pas certaine que P’pa voudrait que je lui demande de m’apprendre à me défendre, mais ça reste mignon.

Je suis peut-être un peu trop gentille, je ne sais pas. Je ne connais pas tellement Louisa, pas plus que ce que Des’ m’a dit et je ne sais pas comment je dois me comporter avec elle. Si elle est sa petite-amie, il faut quand même que je sois gentille avec elle, sinon elle va penser que je suis jalouse ou quoi que ce soit. De toute façon, c’est certain que Desmond n’est que mon ami, rien de plus. Il ne faut pas que la demoiselle pense autre chose. On verra bien.

- Ça fait plaisir, attends, je reviens.

Je vais dans l’arrière-boutique momentanément, question d’aller chercher quelques breuvages, je ne sais pas trop quoi lui apporter, je finis avec de l’eau, boisson gazeuse et du thé glacé. J’entends de l’arrière sa question concernant la boutique, savoir si elle m’appartient. Ce n’est pas trop dérangeant comme question, elle n’est pas la première à me la poser. Je reviens rapidement pour lui déposer mes trouvailles sur le comptoir. Entre deux phrases, je la coupe rapidement, mais rien de méchant, juste pour l’inciter à prendre quelque chose.

- Voilà, sers-toi.

Je montre les breuvages de la main, avant de continuer de l’écouter. Visiblement, Louisa a beaucoup de choses à dire. Mais ça fait de belles conversations, du coup, ça me plaît plutôt. Avec un peu de chance, ça pourrait être drôle de sortir les trois… Enfin à condition de ne pas être la troisième roue du carrosse… Il me faudrait peut-être que je trouve quelqu’un pour m’accompagner avec eux.

- Pas tout à fait, c’est la boutique de ma grand-mère, mais je crois qu’elle va me la laisser bientôt, elle a beaucoup de soucis de santé et ça fait qu’elle ne peut plus s’en occuper tout autant.

Louisa a quelque chose de drôle, elle dit ne pas avoir la main verte, alors que ce n’est pas quelque chose de très compliqué. Enfin, moins compliqué que ce que l’on croit. Après tout, il suffit de choisir la bonne plante, après, ça devient beaucoup plus simple. Des fois, je me dis qu’il y a une plante « âme sœur » qui nous correspond selon le temps et l’amour qu’on peut lui apporter. Bien sûr je ne vais pas lui expliquer tout ça, sinon elle va me trouver un peu débile, mais je l’encourage, avec un peu de chance, elle va partir avec une plante – je détesterais pas ça faire une vente de plus aujourd’hui –.

- Et ce n’est pas si compliqué. Si tu prends une plante grasse, par exemple, c’est très simple, tu n’as besoin que de l’arroser de temps à autre et le tour est joué. C’est sûr que ça dépend, certaines plantes ont besoin d’un peu plus d’amour que d’autres. Et pour les clients… Certaines sont beaucoup plus exigeants que d’autres, ce qui fait qu’ils sont un peu mécontents s’ils arrivent et que leur demande n’est pas tout à fait près.

J’ai un petit sourire, alors qu’elle parle des clients de ses livraisons. Je comprends parfaitement ce qu’elle peut ressentir, à quel point les gens sont beaucoup trop pressés et tout ce qu’ils veulent, ils le veulent MAINTENANT ou pire pour hier. J’essaie d’être rassurante, bien que ce ne va pas changer grand-chose.

- Je pense que les clients relous, il y en a tout le temps, c’est dommage, ils ne se rendent pas compte du travail que nous faisons. La livraison, c’est super important. Si tu n’étais pas là, ils seraient vraiment fâchés de ne pas avoir leurs produits aussi rapidement.

Je souris doucement, alors que Desmond revient dans la conversation. J’hoche un peu de la tête lorsqu’elle me demande s’il me demande d’expertiser des plantes pour lui. C’est certain que des plantes… Ce n’est pas la chose que la boutique de Des reçoit le plus. Et ce n’est certainement pas la chose qui se vend le plus cher non plus. Mais il est vrai qu’il me demande quelques coups de main, de temps à autre… Comme cette superbe orchidée qui était assez rare.

- Oui, ça arrive de temps à autre. Dernièrement il m’a demandé d’expertiser une orchidée plutôt rare qu’une vieille dame lui avait apporté. Il l’a même laissé ici pour que je m’en occupe, ça m’a fait plaisir parce que c’est bien rare de voir une plante aussi rare… Et j’ai contacté quelques personnes pour qu’elles viennent la voir et possiblement l’acheter.

Je fais une pause avant de poursuivre.

- Je n’ai pas fait d’études, peut-être que j’aurais dû, mais ce n’est pas trop pour moi, l’école tout ça. En fait, j’ai surtout grandi ici, c’est pour ça que je connais aussi bien les fleurs. Ma grand-mère a toujours été une bonne prof’.

Ouais, c’est l’avantage que ma grand-mère soit fleuriste, ça m’a évité de faire des études et je ne déteste pas du tout ça. Mes frères, eux, se sont bien rapidement désintéressés des fleurs pour aller dans quelque chose de beaucoup, beaucoup moins légal et beaucoup plus violent.

Que la boutique devienne la mienne l’un de ces jours avait quelque chose de complètement délirant, excitant et d’epeurant. Je crois que j’étais à mi-chemin au travers toutes ces émotions, préférant ignorer ce problème pour le moment. Une partie de moi me disait que ma grand-mère allait s’en remettre prochainement, qu’elle allait revenir et que je serais simplement son employée, jusqu’à la fin de mes jours. Cette idée me rassurait, surtout que ma grand-mère avait beaucoup plus d’aplomb que moi, surtout pour avoir toléré mon grand-père durant toutes ces années… Mais disons que pour l’heure, je maintiens le cap vers la bonne voie. Enfin, je crois que c’est la bonne voie. J’ai vraiment hâte de la revoir, ici, parmi les fleurs, plutôt qu’entre les murs blancs et stérilisés de l’hôpital. J’ai juste un petit hochement de la tête alors que Louisa en parle, je n’ai pas tant envie d’en parler d’avantage et me dire que peut-être elle ne sera bientôt plus de ce monde. Respirer, penser à autre chose.

- Je l’espère aussi…, dis-je non sans pouvoir m’empêcher d’avoir une petite moue.

Meilleure idée : faire comme Louisa et prendre un breuvage. Je prends le thé glacé. C’est sucré, c’est bon. La conservation m’a donné soif. Ça me redonne un peu d’énergie, en plus de me faire penser à autre chose. Louisa partage mon non-amour pour l’école et je le trouve seulement courageuse – peut-être un peu folle aussi – de faire des cours du soir. Elle ne doit pas avoir beaucoup de temps libre la pauvre ! J’hésite à lui poser des questions, je me demande bien pourquoi elle souhaite terminer ses études, si elle souhaite faire autre chose que de la livraison… Certainement, parce que livrer des trucs, c’est probablement l’un des métiers les moins palpitant du monde ? En vrai, il doit y avoir des tonnes de métier absolument pas palpitant, livreur doit en faire partie. Je lui partage toute mon admiration, même si elle doit s’en ficher un peu, j’veux dire on ne se connaît pas tant que ça.

- J’espère que ça va aller pour toi les études ! C’est vrai que ça ne doit pas être facile de jongler avec tout ça. Et le soir, tu as certainement envie de faire autre chose que d’apprendre des trucs d’école.

Je souris doucement. Voilà ma grand-mère à nouveau dans le décor et penser à tout ce qu’elle a fait pour moi me donne une bouffée d’affection pour elle. Je vais passer la voir prochainement je pense, sinon, au moins lui passer un coup de fil.

- Elle est comme une mère pour moi…

Parce qu’à défaut d’avoir vraiment connu ma mère… Parlant famille, Louisa me demande si j’ai des frères et des sœurs. J’sais pas trop ce qu’elle cherche en me demandant tout ça, mais bon pas grave. Ça me dérange pas trop de lui parler de mon trop de bro’s.

- Ouais, j’ai trois grands frères ! Ils sont pas mal plus vieux que moi, mais ils sont toujours là pour venir m’embêter. Ils passent de temps en temps ici, même qu’ils font parfois certaines livraisons pour moi, un peu comme toi finalement… Enfin, je veux dire qu’ils font des livraisons également.

Je me retiens de lui dire que Thomas, malgré ses 36 ans, il réussit encore et toujours à se mettre dans le pétrin et une chance que les deux autres sont là pour lui sauver les fesses… Et mon père également. Thomas a beau être le plus vieux, il n’est pas le plus brillant pour autant.