Je ne peux pas croire qu’ils m’ont mentis, tous autant qu’ils sont. Dallas, Louisa, toute le monde en qui j’ai eu l’erreur d’accorder ma confiance putain. Je suis mauvais juge pour estimer la valeur des gens, faut croire. J’en reviens toujours pas de ce qui m’arrive. Sept ans que je travaille pour Dallas, et j’ai jamais compris ce qu’il faisait. Je savais qu’il faisait affaire avec la mafia, ou ce genre de personnes louches. Après tout, pour ça, j’étais heureux de l’aider, tant que ça nous rapportait du fric. Par contre, ces histoires d’un monde meilleur, sans gouvernement, sans autorité, j’ai jamais compris, mais je pensais pas que Dallas était sérieux à ce point. Au point de buter des innocents en tout cas.
Pis ensuite y’a Louisa. Putain, Louisa… J’ai jamais mal comme ça avant, c’est insupportable. Elle m’a mentit, m’a caché des trucs, des trucs graves en plus… Elle n’était là que pour me soutirer des infos. Que pour espionner. Et moi qui m’en voulais de l’avoir repoussée au départ! J’aurais dû écouter mon instinct et la laisser en plan, mais j’ai été con.
Ce qui est sûr, c’est que ça ne se reproduira pas deux fois. Seulement, il fallait agir vite. Comme c’était hors de question que je retourne bosser pour Dallas au Pawn. Je n’ai que deux valises avec moi. Trois incluant mon chat. J’ai fourré toutes mes fringues dans la première, et j’ai rempli l’autre des trucs volés à la boutique. J’ai fermé les caméras, j’ai écrasé mon téléphone avec le taille-pierre du petit labo, et j’ai pris ce qu’il y avait de plus précieux à mes yeux, et ce qui avait le plus de valeur marchande. Ce qui entre dans une valise en tout cas.
Ensuite, j’ai foutu le feu à la boutique. Peu importe où Dallas se procurait ses armes, il n’aurait plus l’argent pour en acheter d’autres.
Là, je suis au Rosewood. J’ai hésité longtemps, à savoir si parler de tout ça au patron de l’hôtel, M’sieur Eirik, était une bonne idée. Ou si ça lui serait utile, comme information. Je pouvais pas raconter tout ça à la police, du coup, il était ma seule option. J’aurais pu garder tout ça pour moi, mais la vérité, c’est que je veux les faire payer. Dallas en particulier, Louisa ensuite.
Quand je rencontre le patron du Rosewood, habituellement, j’essaie de mettre ce que j’ai de plus beau, mais là… J’avais le look qui m'allait : celui d’un gars qui s’est enfuit de chez lui au milieu de la nuit, soit un sweat, un jeans et des baskets. Enfin, on était le matin maintenant. Je l’attendais, les yeux rivés sur le New Herald posé sur la table, où une photo de la boutique en feu se trouvait en vignette.
Je sortis de ma torpeur quand Eirik et son garde du corps entrèrent dans la pièce. D’un bond, je me levais. «Bonjour M’sieur Eirik. Merci de me rencontrer si tôt. C’était important. Enfin, je… J'espère juste que ça vous sera utile». Même s’il était un de nos clients, ou ancien client maintenant, je ne savais pas grand-chose sur lui. En côtoyant certains mafieux durant mes années de boulot chez Dallas, j’ai cru comprendre que le patron du Rosewood était «ouvert», à condition que l’on respecte ces règles. Je me rassis, et tâtait le terrain. «C’est au sujet des Anarchistes… Êtes-vous en lien avec eux?».
Le solstice avait eu lieu quelques jours auparavant. Les guirlandes de Noël se disputaient encore l’espace public, avec les autels de Yule. Les croyances du XXI siècles étaient bien différentes de celles du siècle précédent. Eliott était allé au service après Noël car il connaissait le pouvoir de la religion et qu’au lieu de le défier, il l’embrassait. Notre homme aimait toujours entrer dans les églises. Ces temples modernes qui lui permettaient de songer à sa tendre mère, en toute piété. Une grande dame, que celle-ci, sans aucun doute l’une des plus grandes poétesses de Norvège. Son fils arrivait encore à se remémorer l’atmosphère des nuits de décembre. Quand sa mère donnait un récital avec Eivør. L’une des dernières témoins à pouvoir parler de cette voix d’ange.
Le directeur était encore dans le royaume de Morphée et plus précisément dans la chaleur apaisante de Gabrielle. Ils avaient passé le réveillon en tête à tête. Bien qu’Odin soit au travail pendant la journée, il aimait passer son temps libre avec Miss Caplan. Ils se côtoient depuis un bon moment. La douceur et la stabilité de cette relation faisaient énormément de bien au veuf. Il ne s’était pas senti autant en confiance depuis des années. En fait, depuis la mère de Lydia, autrement dit, une autre vie. Si bien que la jeune femme lui donnait envie de réduire ses responsabiltés. Le conseil du Réseau ne se doutait de rien pour le moment. Cependant la graine était plantée.
Dans la fin de nuit, la paix de la chambre se trouva interrompue par la sonnerie du téléphone. M. Eirik tâtonna pour allumer la lampe de chevet et trouver l’appareil. C’était la voix de Walsh: « Monsieur. Monsieur Gold se trouve actuellement dans le hall.» Le vieil homme se glissait au bord du lit, passant une main sur son visage encore ensommeillé. « Le jeune receleur, celui dont on se demandait, s'il peut avoir un lien avec les Anarchistes, monsieur. Il demande à vous voir.» Eliott considéra l’information tout en observant sa compagne endormie. « La boutique a pris feu. Pendant la nuit monsieur. » Cette fois le loup grommela et quitta le lit pour gagner le dressing.
Odin avait laissé un mot, sur l’oreiller délaissé, avant de prendre le chemin de l’une des salles d’accueil. Bien qu'une partie de son esprit était encore avec sa belle amante, l'autre se mettait au travail. Ses mains allaient lisser sa veste. Il vérifia son reflet dans la vitre d'une des pendules à loquet. La façon de se présenter au monde avait de l'importance et Eliott conservait un goût du raffinement et de l'élégance, quant bien même il était tôt.
C’était dans une bibliothèque, dans laquelle le directeur aimait tenir une partie des réunions, qu'ils allaient discuter. Hector se chargeait d’y faire venir le petit-déjeuner. Nadia se dessina tout de suite dans le couloir pour ouvrir les portes: « Merci Ann. » D’une autre porte arrivait un employé avec un chariot à desserte. « Bonjour M. Gold. » Du plat de la main Odin invita le jeune homme à s'asseoir de nouveau. Une fois sa place choisie, l’employé met en place le service. Une jolie vaisselle importée de France.
Une bonne odeur de caféine montait dans l’air matinal. Une serviette venait tout droit d’une petite ville américaine se déploya dans l’air. Cet endroit respirait le luxe, la qualité. Une preuve suffisante que ce Réseau était florissant et qu’il pouvait tout offrir, ou presque. Tout ce que les hommes savaient créer tout du moins: «C’est au sujet des Anarchistes… Êtes-vous en lien avec eux?». Voilà qui pourrait devenir intéressant.
Eliott croisa les mains sur la table: « Précisez votre pensée. » L’Anarchisme était un courant de pensée ancien. Il avait vécu et mourut lors de nombreuses périodes historiques et sur beaucoup de terres. Il y avait en Australie, dans des coins reculés du monde, des peuples entiers qui vivaient selon les principes de l’anarchisme. Desmond croyait-il que son protecteur était le premier à vouloir tuer la monarchie ? « Voulez-vous me parler de M. Langford ? » Le nom de famille du propriétaire du Pawn Shop était dans les archives internes depuis plusieurs décennies. Si l’un des -anciens ?- employés accouraient à l’aube, une déduction se faisait aisément: « Qu’avez-vous à me dire ? Je vous écoute. » Proposait posément le sage homme.
Pour sûr, m’sieur Eirik aimait le luxe. Pas le luxe clinquant, ni celui totalement sobre non plus. Il était raffiné. Si j’avais dû le conseiller pour l’achat d’une montre — on en avait quantité dans la boutique avant que tout ne brûle — je lui aurais présenté les Tissot. Eirik me semble être un homme de Tissot : classique, hors de prix, mais toujours à l’heure. Savoir cela m’aiderait peut-être dans ma négociation avec lui.
Ou plutôt, ma discussion avec lui. Il n’y avait pas grand chose à négocier. Je n’étais pas vraiment en position de le faire. J’espérais seulement que le patron du Rosewood et moi soyons du même côté. Je m’assis quand il m’indiqua mon siège d’un geste de la main. «Préciser ma pensée? Comment ça?», que je lui dis, hésitant. «Ils font partie du Réseau ou pas?»
Il fallait bien que je le sache avant de tout balancer bordel! J’étais suffisament dans la merde, je n’allais pas m’étouffer avec en plus. M’sieur Eirik prend son rôle de nordique mystérieux un peu trop au sérieux. Puis, comme ça, Eirik balance le nom de famille de Dallas. J’en rigolerais presque. Dallas n’utilise jamais son nom de famille. Il détestait ça. Trop formel pour lui. «Alors, vous saviez que Dallas faisait partie de ces cons-là?», que je constate en appuyant mon dos contre mon siège. Le Réseau a des espions partout, faut croire. J’haussais les épaules, l’air défait. «J’étais venu pour vous dire ça, mais si vous êtes déjà au courant, je vous ai fait perdre votre temps».
J’en étais le premier désolé. Tout ça pour ça quoi! J’aurais dû fermer ma gueule. Avachi sur ma chaise, les mains croisées sur mon ventre, je regardais m’sieur Eirik face à sa vaisselle en porcelaine. «Je ne sais pas exactement comment fonctionne votre organisation, mais si vous vouliez le buter, j’imagine que ce serait déjà fait non? C’est parce que vous avez des intérêts communs avec lui? Avec le groupe Anarchiste?» J’essayais tant bien que mal de comprendre le rôle du patron du Rosewood dans tout ça. Surtout, je ne voyais pas pourquoi un homme comme Eirik aurait intérêt à soutenir une anarchie. Ou à détruire par la force le gouvernement, ou la monarchie. Tout ça ne faisait pas de sens…
Chaque client arrivait avec sa propre histoire et ses préoccupations toutes personnelles. Chacun voyait le monde dans sa lorgnette. Au contraire, le Directeur d’un Réseau mondial devait garder une vision d’ensemble. Il devait avoir en tête le cadre général dans lequel s'exercent des désirs individuels.
Il était bon de rappeler la complexité de ce monde aux différents membres qui le composait: «Certaines branches de la Péninsule ibérique se sont associées dans les années 80. » La criminalité prenait toutes sortes de formes. Certains membres du réseau étaient simplement des opposants d’idées. Il y avait des citoyens en désobéissance. Il y avait aussi des cohortes de rebelles qui aspirent à un autre système. L’idéologie ne comptait pas au sein de l’organisation.
Lorsque l’on savait où regarder les indices apparaissent beaucoup plus simplement: «Nous avions des soupçons.» Depuis l’attaque terroriste au printemps l’enquête avait été approfondie. Les détectives du Réseau avaient poursuivi les recherches. Tout portait à croire que Dallas était le leader d’une cellule londonienne. Encore fallait-il qu’il se montre. Ou bien qu’un témoin le dénonce. Le jeune Gold apportait la dernière pierre sans même le savoir. Sans doute que cette information intéressera cette chère Mildred. «Mh. Monsieur Gold si vous n’avez pas foi en vous vous ne donnerez foi à personne. Vous avez probablement d’autres informations à nous donner. » Il était clair que ce jeune homme ne passait pas une période difficile. Il n’était pas le premier. Ce ne serait pas le dernier. «Tenez votre dos. » C’était un conseil qui avait cependant un accent délicatement autoritaire. Personne ne savait si ce vieux loup avait une descendance ou non. Il est arrivé à cet âge où il aurait pu être un merveilleux grand-père. Le genre de passeur de valeurs que l’on retrouve dans les contes.
C’était donc avec patience qu’il expliquait, aux un et aux autres les missions du Réseau: «Le Réseau n’a pas pour fonction de tuer M. Gold. Le Réseau est là pour préserver.» L’erreur était facilement faite. La rétention d’information autour du Réseau y participait. D’autant que les rumeurs allaient bon train. Toutes les légendes urbaines étaient utiles pour intimider leurs adversaires: les représentants de la loi. «Nous n’avons pas plus d’intérêt à voir le gouvernement tomber, que de le voir prospérer. » Toute intense de pouvoir était corruptible. Tout groupe dissident était manipulable. Le Réseau n’avait qu’à proposer ses services et profiter des bénéfices quel que soit le camp. «Nous ne sommes pas là pour influencer les affaires du monde.» La neutralité était la clef de voûte de cette organisation. Sans cela elle ne serait qu’une mafia de plus dans le paysage. «Je sais que cela peut paraître obscur au début. »
Le Norvégien considérait la mine défaite du probable pyromane: « Peut-être qu’un peu de repos vous serait utile. » Un coup d'œil vers le vieux téléphone qui s’allumait. Un message pour confirmer qu’il y avait une chambre disponible pour ce gamin en fuite.
Pourquoi il me parle de l’Ibérie là? J’y suis jamais allé! Et pourquoi j’en aurais quelque chose à foutre de ce que fait le réseau là-bas? Monsieur Eirik faisait exprès de ne pas comprendre ma question, ou peut-être prenait-il son rôle trop au sérieux. «Je parle du groupe qui a attaqué l’ambassade de Serbie», que je précisais. «Les Anarchistes quoi! Vous voyez bien de qui je parle non?»
Bien sûr, qu’il voyait de qui je parle. Le réseau avait des yeux et des oreilles partout. Quand il me confirma qu’il avait eu des soupçons, je me demandais pourquoi je n’en avais pas eu. Peut-être que j’en avais eu, mais que je n’avais pas voulu les voir. Les amis de Dallas aux idées radicales, il y en avait un paquet, mais je ne pensais pas qu’ils iraient jusque là. «Désolé», que je lui dis en me redressant sur ma chaise. «Avoir foi en moi-même, c’est vraiment un privilège que je mérites pas, M’sieur Eirik. Je n’ai fait que des erreurs. Des erreurs par-dessus erreurs. J’espérais qu’en vous racontant ce que je sais, vous sauriez quoi en faire».
Je poussais un soupir, et passa une main sur mon crâne. Même si le réseau était déjà au courant, autant vider mon sac, que ça leur ait échappé ou pas. «Je vous explique pas comment il fait pour avoir l’argent pour des armes, c’est largement la boutique qui paie, mais il les planque dans sa maison de chasse, loin de la ville. Tout son attirail en plus des masques. Quant aux armes, je ne sais pas où il se les procure. Peut-être des amis hauts placés qui ont intérêt à renverser le gouvernement, mais je crois pas que ce soit d’une mafia. On parle d’armes de qualité militaire».
Dallas était un vétéran après tout. Il devait avoir gardé contact avec certains armuriers, ou ce genre de chose. Il y avait cependant une chose dont j’étais à peu près certain que les espions du réseau ne savaient pas… «La police sera peut-être bientôt mise au courant de tout ça», que j’admis sombrement. Repenser à Louisa me serrais le coeur. «Louisa Lorca. Elle travaillait à la boutique, et j’étais son copain. Elle a fini par me dire qu’elle bossait avec la police, ou les services secrets, je ne sais plus. Elle s’est servie de moi pour mieux espionner Dallas». Putain… l’admettre à haut voix me fis plus mal que ce que je pensais. Je secouais la tête, encore secoué de m’être fait rouler à ce point.
Je relevais les yeux vers le Directeur. Je devais avoir l’air fatigué sans doute. Sa sollicitude me touchait malgré tout. «Je n’ai pas dormi. J’ai passé la nuit à détruire ce que je pouvais, avant de foutre le feu à la boutique». En posant les yeux sur la photo de la boutique dans le journal, je plissais les lèvres de dégout. Presque dix ans de ma vie en fumée. Cette boutique, elle était presque autant la mienne que Dallas. Je donnais un faible coup de pied à ma valise. «J’ai récupéré ce que je pouvais et je suis venu ici. Dallas saura que c’est moi, et s’il me retrouve, je suis mort… J’ai de quoi payer pour une chambre, si vous avez de la place pour moi». Je regardais M’sieur Eirik, attendant sa réponse en contenant de toutes mes forces l’envie de le supplier. Je n’avais nulle part où aller. À nouveau, j’étais sans emploi, et à la rue.
Le vieux sage était imperturbable. Il conservait un visage posé et une voix tempérée: «Oui.» M. Eirik pouvait voir que ce gamin était sur les nerfs. Il voulait aller vite. Là où le vieux loup favorise le temps long et la lenteur, plus propice à la réflexion. Il reviendrait plus tard sur la culture générale. Il voyait bien qu’il y avait un manque de connaissances historiques criant chez une bonne partie de cette génération. Or l’ignorance était le plus grand et le plus dangereux des maux.
Bien entendu, un cœur trahit, meurtrit, était plus réceptif au doute. Mais, le doute, ne devait en aucun cas prendre le pas sur l’aptitude à se relever: «M. Gold les erreurs font partie de la vie. Elles sont graves lorsque nous ne faisons rien pour tenter de les réparer.» Il y avait bien des raisons pour ne pas agir. Oui l’être humain pouvait se complaire dans l’inaction. Cela même lorsque celle-ci le met en difficulté. «Or, vous êtes venus ici. Parce que vous cherchez à réparer quelque-chose. » Eliott observa son interlocuteur et le regarda droit dans les yeux. «Je ne veux plus vous entendre vous discréditer.» L'auto-apitoiement n’amène à rien. Une recherche de solutions concrètes permet d’ailleurs de sortir d’une attitude défaitiste. Le vieux norvégien l’avait expérimenté, dans sa chair, bien des fois.
L’intuition du directeur allait depuis longtemps dans la direction indiquée par ce jeune révolté: «Mmm. Une bonne vieille intrigue politique.» L’Histoire était un éternel recommencement. A toutes les époques, les hommes puissants se sont servis de leurs frères les plus modestes pour obtenir la victoire. Les petits-gens toujours chair à canon sous la houlette de quelques esprits machiavéliques. Eliott pouvait avoir quelques noms en tête. Ils iraient enquêter sous les alcôves de l’assemblée.
Dans l’immense toile du Réseau, il était commun, que les intrigues s’entrecroisent. Il y en avait trop pour tout se remémorer: «Lorcas. Mmm. Pourquoi ce nom me parle-t-il ? » Soliloquer de la sorte aidait la mémoire d’Odin à fonctionner. Il avait encore une bonne mémoire, probablement grâce à la poésie qu’il aimait et récitait à toutes les occasions possibles. Il faudrait qu’il sonde Walsh sur ce nom, peut-être avait-il eu un membre ? «Bien. Nous aviserons.» Ils avaient des infiltrés, des alliés, ou bien des personnes à corrompre dans les rangs de leurs adversaires. La police locale n’était pas la plus grande menace pour leur organisation.
C’était un acte de pur désespoir, que d’incendier un lieu. Le feu avait un sens symbolique et un sens politique très fort, même dans leurs sociétés contemporaines. Le geste de Desmond avait du sens. Ils en reparleraient, quand les passions se seraient apaisées. Chaque chose en son temps, il ne servait à rien de précipiter les choses. Qui plus est le Réseau pouvait utiliser ce malencontreux incident à leur avantage.
Le Directeur a mis ses lunettes de vue et pris son GSM. Maintenant, il avait accès à tout un tas de fonctionnalités de cet outil: «Nous avons une chambre pour vous M. Gold. » Il y avait tout le temps trois chambres bloquées pour ce genre de cas de figure. Eliott fit commande de son appareil. Une lumière verte confirmait donc la réservation et l’ouverture d’un compte pour le fugueur. Cela faisait de lui un membre temporaire. «Nadia va vous y accompagner.» Presque instantanément l’employée du Rosewood ouvrait l’une des portes latérales de la pièce. Elle portait l'uniforme en usage dans tous les Hôtels Particuliers du globe.
Le soleil débutait lentement son lever. La journée était sur le point de commencer pour beaucoup de londonniens: «Y a-t-il autre chose que vous voulez partager M. Gold ? »
Les erreurs font partie de la vie, oui. Mais quelle erreur j’avais faite! J’avais beau ressasser le passé, et me dire que si j’avais eu plus de jugement tout serait différent, dans la position où j’étais, c’était inutile maintenant. Je regardais le patron, qui me fixait droit dans les yeux. Son regard me donna la chair de poule. J’avais l’impression qu’il regardait à travers moi et lisait mon âme. Ses avertissements me firent l’effet d’un coup de fouet. Dieu sait que j’en avais besoin. «…D’accord», que je lui promis. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que les vieux sont sages, mais celui-là l’était particulièrement. J’étais perdu, mais continuer à me morfondre ne servirait à rien.
C’est peut-être parce que m’sieur Eirik lit beaucoup qu’il est aussi malin. C’était mon meilleur acheteur de livres. Dès que je mettais la main sur quelques romans, pièces de théâtre ou autre, il pouvait être sûr que je l’appelais en premier. Bref, il saurait mieux que moi quoi faire de toute l’information que je lui donnais au sujet du groupe de Dallas. Ce qui touche de près ou de loin à la politique, ça n’a jamais été pour moi. Enfin, l’important était que l’information soit entre bonnes mains.
Louisa m’avait parlé de sa famille, de son enfance, et de sa nouvelle vie avec JB. Clairement, j’ai été stupide de croire qu’elle ne balancerait pas tout à son père adoptif. Un policier putain! Peut-être que c’était petit de ma part, mais c’était à mon tour de vider mon sac sur ce que je savais sur elle. «Elle m’a dit que ces parents étaient des criminels, et qu’ils ont fait de la tôle. Elle m'a pas dit ce qu’ils ont fait, mais d’après elle, ils ont pris perpet’. Alors ça doit être sérieux. Après elle a été ballottée de foyer d'accueil en foyer d'accueil, jusqu’à atterrir chez ce policier, Jean-Baptiste Lemoine».
Que m’sieur Eirik fasse ce qu’il veut de tout ça. Je n’avais plus rien à perdre. C’était déjà une chance que je sois encore en vie. Encore plus que le Rosewood ait une chambre de libre. Je poussais un soupir de soulagement. «Merci. Vous me sauvez la vie, littéralement». J’avais heureusement de quoi payer. L’argent n’était pas encore un problème, mais il le deviendrait si je continuais de me terrer dans ma chambre d’hôtel de Rosewood.
Jusqu’à présent, m’sieur Eirik était compréhensif, je crois. Je n’arrivais pas bien à le lire, et je serais surpris que quiconque en soit capable. Il reste que j’étais admiratif, et le respectais beaucoup. «Eh bien», que j’hésitais avant de m’éclaircir la voix. «Je ne sais pas si je pourrais vous être utile, ou utile au Réseau, mais j’aimerais travailler pour vous. Je suis prêt à faire ce que vous voulez. Je sais me battre… un peu, et j’ai l’oeil pour ce qui a de la valeur. Je suis bon vendeur aussi. D’ailleurs, j’ai sauvé ce qu’il y avait de plus précieux à la boutique. Tout est dans la valise, si vous voulez jeter un oeil».
Il y trouverait beaucoup de pierres précieuses parmi les plus rares au monde, des montres à des prix exorbitants, des livres et des manuscrits. Le genre qui se chiffre à des millions d’euros. Et je donnais au patron du Rosewood l’exclusivité de tout ça. Si ça c’est pas de la bonne volonté, je ne sais pas ce que sais!
La jeune Gold donnait une synthèse plutôt claire du cas “Lorca”. Peu à peu des éléments du dossier revenaient ainsi à flot de la mémoire du directeur. Il se souvenait en effet de l’affaire. Celle-ci avait été remise sur le devant de la scène l’année passée. Cette coïncidence n’en était probablement pas tout à fait une.
Le visage ridé se fendit alors d’un sourire léger. Cette ville ne cessait de surprendre: «L’inspecteur Lemoine. Mmm. » Décidément, le Français était présent dans tous les mauvais coups. Chaque fois qu’une sale affaire arrivait, on retrouvait son nom. Ici, non plus, le hasard n’avait pas sa place. Hector allait fouiller le dossier. Le Strikeur était derrière des barreaux depuis quelques semaines. Les gars avaient rapporté la nouvelle. «Pour le moment, jeune homme, restons focalisés sur votre cas, voulez-vous. » Desmond avait tous les traits d’un gosse de la rue. Eirik savait déjà une partie de son histoire. Bien souvent, ces jeunes intègrent un gangs, ou bien une organisation plus implantée.
Eliott ouvrait la poche avant de sa chemise. Il en tirait une pièce en or. Le métal était frappé à l'effigie du Réseau: «Cette nuit vous est offerte. Vous avez accès à tous les équipements jusqu’à ce soir.» La pièce fut posée sur la table et poussée en direction du visiteur. L’Hôtel Particulier de cette capitale avait pas mal de services à proposer. Il était à la pointe. Il y avait donc largement de quoi adoucir la situation d’un fugueur en perdition. «Mmm. Nous verrons aussi pour vous fournir quelques vêtements de rechange. » Bien souvent, un repas chaud et un peu de repos permettaient déjà de prendre un peu de recul.
La collection du Norvégien était déjà immense. Il avait amassé des trésors dans les quatre coins du monde. Mais, plus que leur valeur, c’était la quête pour les trouver qui lui plaisait: «Mmm. Non. Gardez votre butin pour vos futures dépenses.» Le Rosewood n’était pas donné. Autant que le petit ait de quoi voir venir. Il dirait à son employée de donner un exemplaire du règlement intérieur à Gold. Le commerce était encadré ici. Il n’y avait pas d’exception possible.
Quant à la candidature, bien sûr, elle n’était pas inintéressante. D’ailleurs le receleur avait démontré son savoir-faire à d’autres moments. Odin savait qu’il y avait du potentiel. De plus, son âme était encore attendrie par la jeunesse. Malgré les années, il conservait cette faiblesse. Eliott avait bien une petite idée derrière la tête. Avant d’aller plus loin, il devait avoir une petite conversation avec sa trafiquante d’art préférée. La belle Castelli vivait sur Londres depuis quelques années maintenant. Ils pouvaient en profiter pour proposer une véritable formation à ce gamin.
D’un sourire, le loup apaisait donc cette nouvelle recrue. «Il se peut que j’ai une proposition à vous faire oui. » Enfin, rien ne les pressaient. Gold était à demeure pour quelques jours. Eva passait ici au moins une fois par semaine. Ils allaient mettre les choses en place «Mais, avant cela, reprenez des forces.» Un petit raclement de gorge dégageait la trachée du poète. «Nous en reparlerons dans la soirée.» Lentement, le Directeur repoussait la chaise pour s’écarter de la table. Il était grand temps d’entamer cette journée.
Dans un même mouvement, le bras-droit d’Eliott et l’employée se mirent en mouvement. Tout ici était coordonné: «Bienvenue dans le Réseau M. Gold. » C’était pour le meilleur et pour le pire.
Quelque chose dans le ton du Directeur me fit comprendre que Lemoine lui disait quelque chose. Forcément, un homme comme lui devait connaître tous ses ennemis. Il avait peut-être même des espions dans la police, qui sait? Je me demandais comment on arrive là où était m’sieur Eirik. Je me voyais pas trop taper la discute maintenant, n’empêche que j’étais curieux. Le Rosewood existait peut-être depuis longtemps, le truc qui se transmet de génération en génération comme un précieux bijou de famille, et c’est comme ça qu’il en avait hérité. Autrement, je ne voyais pas comment un devient le boss de ce genre d’organisation. En même temps, je savais peu de choses.
«Merci, m’sieur Eirik», que je lui dis en acceptant la pièce en or. Alors que rien ne lui obligeait à faire ça, il m’offrait la nuit. C’était sympa, et généreux. Il ne semblait même pas le faire pour avoir quelque chose en retour, puisqu’il refusa mes «trésors» rescapés du feu, et ce n’était pas rien. Ça me fit sourire qu’il s’inquiète aussi de ma garde-robe. C’est vrai qu’il fait attention au look, le Directeur. Dans le genre stylé, il est imbattable. Surtout comparé à moi putain! «Oh, vous en faites pas pour moi», que je lui dis en balayant l’air d’une main. «J’avais presque rien dans ma penderie de toute manière, j’ai apporté que l’essentiel. À moins que vous vouliez me donner des conseils vestimentaires, je me débrouillerai… je crois».
La plupart du temps, les deals avec les clients extérieurs à la boutique, c’était Dallas qui s’en occupait, alors j’ai jamais eu trop besoin de bien me saper pour impressionner quelqu’un. Puis, la majorité de la clientèle de la boutique venait du quartier, qui n'était pas le plus riche de la ville, pour sûr. Ma philosophie c’était que quand quelqu’un te fait le deal du siècle, qu’est-ce que ça change, les fringues? Mais bon… peut-être que si je dois me trouver de nouveaux clients, je devrais faire bonne impression pour qu’on me prenne au sérieux.
M’sieur Eirik me fit au moins une proposition, malgré la gueule affreuse que j’avais alors, tout n’était peut-être pas perdu. Plutôt, il évoqua la possibilité d’une proposition. Ce n’était quand même pas rien. M’sieur Eiriki l’ignorait peut-être, mais il venait de me donner beaucoup d'espoir. «Merci! Merci beaucoup, j’suis trop content que vous me faites confiance! Vous le regretterez pas». J’avais l’impression qu’un soleil se levait sur mon coeur, et que tout n’était pas perdu. «À ce soir!», que je lui dis en me leva finalement, et en rejoignant l’employée de l’hôtel en traînant ma valise derrière moi. J’étais trop soulagé d’avoir la promesse de quelque chose pour penser à ce que ce quelque chose impliquait. Autrement dit, en quoi consistait cette proposition. Sur le coup, je n’y pensais même pas, car peu importe ce qu’il m’offrirait, j’aurais été ingrat de dire dire. Puis, je n’étais pas dans une position pour refuser un job.
