Je vérifie une dernière fois le contenu de mon sac et referme rapidement la tirette avant d'ouvrir la voiture. Exceptionnellement je n'ai pas pris ma Jaguar, trop visible et reconnaissable, mais un utilitaire que j'ai emprunté à un de mes vieux clients, ou plutôt, à son entreprise. Aujourd'hui je dois aller enquêter dans un quartier assez mal famé et je dois donc passer incognito... non pas que je sois connue dans ce genre d'endroits, mais avec ma tenue habituelle, et mon bolide, je risque bien trop d'attirer l'attention... Alors c'est parti pour une femme de ménage avec une tenue qui fait partie de ma panoplie, et même un badge de la compagnie stipulant que Mme Consuela Lopez travaille bien pour eux. Avant de partir je me suis enlaidie, me suis rajouté un teint terne et des cernes, remonté mes cheveux en queue de cheval faite à la hâte, et cache mon regard derrière des lunettes passe-partout. J'ai un tablier rose couleur papier toilettes et des sabots en plastique, le summum du chic mais qui fait couleur locale. Mon équipement est caché dans le chariot d'entretien que je sors de l'arrière du petit utilitaire, et que je pousse pour rentrer dans le hall de l'immeuble crasseux.
Pendant une dizaine de minutes je m'active, nettoyant les boites aux lettres ou la rembarde, saluant légèrement les gens qui vont et viennent... En faisant ça, je me rends absolument pas remarquable, et au contraire, je disparais... On ne remarque pas vraiment quelqu'un qui fait son boulot non? Pourtant je déteste faire ça et intérieurement je n'ai qu'une hâte, rentrer chez moi me changer, ôter ces vêtements ridicules et ces gants mais la mission prime... Une fois que suis bien vue je roule mon chariot dans l'ascenseur, dans lequel je donne un coup de serpillère et un chiffon sur le miroir, décollant quelques tags grossiers qui y ont été faits, et j'arrive à l'étage de mon contact. Normalement tout devrait bien se passer, il est parti il y a vingt minutes et en général ses sorties durent au moins deux heures... Je commence par la porte la plus éloignée de la sienne, que je nettoie en fredonnant, et me rapproche. Je ne croise personne, tout le monde prenant l'ascenseur pour monter ou descendre... et une fois bien sûr que je suis devant sa porte, je sors mon nécessaire à crochetage, gardant mon chiffon près de moi au cas où et m'active. Heureusement la serrure cède sans trop de lutte et je me glisse à l'intérieur avec le chariot que je dispose tout juste derrière la porte pour que cela fasse du bruit si on essaie d'entrer.
Abandonnant mon rôle j'attrape ma lampe de poche et scrute l'appartement en bordel et très sale, gardant mes gants lorsque je fouille tout, retournant le contenu des tiroirs, palpant les piles de vêtements ou scrutant sous le matelas. Rien, à part des capotes usagées sous le lit, un reste de pizza moisi dans le salon et beaucoup trop de linge sale sentant la transpiration. Une vraie porcherie.
Je m'active pour avoir fini au plus vite, alors que je ne suis qu'au milieu de mon exploration lorsqu'un bruit sourd de quelque chose tombant me fait tendre l'oreille. Merde. Je me relève et cherche un endroit où me cacher, mais il est évident qu'avec le chariot dans l'entrée, on se doutera bien que je ne suis pas toute seule ici. Puis une voix résonne dans l'appartement, ainsi que le clic très reconnaissable d'un arme.
Police. Levez les mains et tournez vous lentement vers nous.
Bordel de merde. Comment ont-ils pu venir aussi vite? Comment ont-ils pu savoir que j'étais ici? Bon, ce n'est ni la première ni la dernière fois que je me retrouve dans une situation un peu... compliquée et je n'ai rien fait de mal. Allez Damia, tu peux t'en sortir. Prenant un accent espagnol à couper au couteau je baragouine lentement.
Vous n'habitez pas ici... que faisiez-vous là? Locataire de l'appartement donné un peu d'argent pour faire ménage chez lui en plus. Ici sale... lui pas le temps. Mais moi bientôt fini... ou revenir demain. Chef? Venez voir ...
Deux policiers s'approchent avant que leur chef ne revienne.
Mademoiselle, vous expliquez comment le cadavre dans la baignoire? Pardon?
Mon accent s'est envolé, tout comme mon rôle. Un corps? Là ça devient beaucoup trop gros. J'ôte mes lunettes et ma blouse.
Les gars je suis détective privée, j'étais sur une mission ici. Pas légale, certes , mais je ne suis pas tueuse à gages. Ca doit être une erreur. Eh ben vous parlez vachement mieux d'un coup, comme si l'esprit de Shakespeare était venu en vous tout d'un coup. Très drôle. Regardez, je n'ai aucune trace de sang sur moi, et je ne sais même pas qui est dans la baignoire.
Pourtant ils n'ont pas l'air de me croire et moins d'une heure plus tard j'attends Jessica à l'hôtel de police. Heureusement elle a répondu à mon coup de fil et m'a promis d'arriver dès que possible. Je suis assise en salle d'interrogatoire, menottes aux poignets, mais je souris, soupirant de soulagement en voyant sa chevelure de feu apparaître dans l'embrasure de la porte.
Oh Jess tu me sauves. Je ne sais pas ce qui s'est passé mais on m'a piégée... J'ai besoin de toi ...
Maître Keenan dû bouleverser le planning pour répondre à une requête personnalisée. D’ailleurs, c’est également sur la base de cette flexibilité, qu’une clientèle se fidélise. Il s’agit de faire les bons calculs pour le moyen terme. Ceci dit, en l'occurrence, Miss Kapoor profite d’un statut particulier. Un statut qui lui octroie des privilèges. C’est une de ces rares personnes pour qui il existe un sentiment d’amitié, voire un peu de sororité. Donc, oui, Jessica a écourté sa réunion avec le chef de la comptabilité.
D’abord, elle est passée par le bureau de son assistante, qu’elle lance une recherche à propos de cette nouvelle affaire. Le nom des officiers en charge, le nom de la victime, les faits, les réseaux sociaux, les médias, tout ce qui peut leur donner matière, pour la défense. Ensuite, un passage dans son bureau pour une revue de sa tenue. Le contraste avec la garde-robe de Los Angeles n’est jamais aussi frappant qu’à cette période de l’année. Un sous-pull à colle roulé, des collants sous le pantalon…
La rousse pourrait faire une étude sociologique sur le comportement masculin devant une femme bien sapée. Donc, son image est extrêmement réfléchie, élaborée, de sa coiffure à la couleur de ses chaussures. Sans aucun doute, il lui reste des réflexes de sa première vocation. Le trois-pièces noir est double à l’intérieur pour lui tenir chaud. Le parfum est sur une base de musc, le rouge-à-lèvre mounaloa 013 dont elle applique une couche visible.
Ensuite la voiture pour rejoindre le Damia au commissariat. Elle fait un crochet dans un café, pour prendre un bon café et un bon snack, à emporter pour la détective. Les gars peuvent être lourds quand ils ont envie. Bien entendu, il commence à neiger quand Jess arrive sur le parking. Elle déploie un parapluie floqué au nom de son cabinet de ville. Un peu de publicité pour la boutique ne fait pas de mal.
Keenan saisit surtout l’occasion pour taquiner les officiers qu’elle connaît de vue. Elle adorerait croiser Lemoine pour une petite joute verbale. Mais, la rumeur dit que le frenchy n’est plus en service. Il y a quand même des officiers plus distrayants que d’autres. Comme M. DEA que la rousse n’a pas revue depuis un certain temps. Avant de passer le sas, la belle pianote pour envoyer un SMS au Texan. Les fêtes sont le meilleur prétexte pour boire un verre en bonne compagnie.
Inutile de lui montrer le chemin vers la salle pourtant elle se prête au jeu. _”Oh Jess tu me sauves. Je ne sais pas ce qui s'est passé mais on m'a piégée... J'ai besoin de toi ... ” L’accueille la brune fatale. Jess pose d’abord les gobelets et le sachet.
_ « Ne t’inquiètes pas. Je suis là, tu vois. Tiens. » lui dit-elle en lui donnant les provisions. Etant donné le lieu de rencontre Jessica limite les signes d’amitié. Une trop grande complicité peut les desservir toutes les deux. Les filles pourront se revoir une fois Damia sortie de là.
L’avocate prend le temps de quitter sa parqua noire. Elle tire tranquillement la chaise face à son amie. Elle sort un notebook prêt à fonctionner. Un micro externe est installé en direction de la suspecte. Une fois le matériel en place, Jess lâche d’une voix calme pour les archives _ « Dossier affaire “34…4A4 Kapoor vs Etat.” 22 décembre 2027 15h… 51. Ok. A noter que la cliente a été en totale collaboration avec les agents et que son nom est dans le registre officiel des détectives exerçants sur le secteur de Londres. Pas de passif avec la justice. Casier… Vierge ? » Sur ce dernier point Jess demanda une approbation visuelle.
Enfin, l’avocate va caler son dos contre le dossier, dans la posture d’une féline au repos. Une attitude nonchalante qui est savamment étudiée pour entraîner la détente et la confiance de ses interlocuteurs. _ « Parle-moi de ton client. C’est un régulier ? Comment t’as-t-il présenté l’affaire ? Rien d’anormal ? N’omet aucun détail. » Lui souffle la tigresse dans un sourire.
C'est le genre de moment où tout semble se passer au ralenti, et où j'ai l'impression de voir les choses se passer autour de moi sans en faire partie. J'entends les cris des flics qui me répètent en boucle de lever les mains et me mettre à genoux, ce qui en soi n'est pas la chose la plus effrayante, mais c'est la suite qui me glace : un corps. Mon rôle et les mensonges que je préparais déjà à leur servir pour me tirer de là s'envolent, fondent comme neige au soleil quand mon problème devient tout de suite un gros, beaucoup plus gros problème. D'effraction sur une propriété privée, que je ne vais pas payer très cher surtout au vu de mes relations, je passe à... une histoire de meurtre. De meurtre. Il y avait quelqu'un de mort juste à côté et je ne m'en suis pas rendue compte parce que j'ai préféré commencer à fouiller les pièces dans cet ordre plutôt qu'un autre... et c'est peut-être ce qui pourra me tirer d'affaire. Si je n'ai pas approché le cadavre, et que je n'ai rien touché, il n'y aura ni empreintes ni sang non? Aucun élément me reliant au crime à part que j'étais au mauvais endroit au mauvais moment...
Et j'avoue qu'en tentant de réfléchir rationnellement, je comprends que ma meilleure technique est de ne rien faire. Au vu de ce qui me prend au nez, la solution la plus simple pour l'instant est de les laisser m'emmener, et de les laisser prouver qu'il n'y a aucune preuve qui me relie au corps, ou au meurtre à part que j'étais sur les lieux. J'essaie de jouer carte sur table, car encore une fois, il vaut mieux être poursuivie pour effraction que pour meurtre mais ils n'ont pas l'air d'y croire... Alors je me laisse emmener, leur demandant juste de ne pas me passer les menottes et d'emmener mon sac. L'un d'entre eux heureusement me reconnaît et on descend tous ensemble sans trop attirer l'attention. Les descentes de flic dans ce quartier pourri, ce n'est pas ce qui manque de toute façon... Je reste silencieuse tout le trajet, tentant de réfléchir à qui contacter, et quoi faire, comment sauver mon cul, et arrivés au commissariat je préviens de suite Jessica avant qu'on me conduise en salle d'interrogatoire. Une fois sur place j'attends dans une pièce glauque qui sent la transpiration et la cigarette froide, un gobelet de mauvais café entre les mains une fois qu'on m'a ôté mes vêtements pour les analyser, et qu'une équipe de la scientifique a pris mes gants, puis a fouillé sous mes ongles, dans mes cheveux et autres à la trace de sang. J'ai droit à un peu d'intimité le temps de passer la combinaison informe des détenus, et qu'on me passe des claquettes de piscine à la place de l'uniforme de femme de ménage que je portais.
Je soupire en entendant la voix, puis reconnaissant le pas de la rouquine et je souris en voyant sa tignasse apparaître. Jess est là, les choses vont s'arranger. C'est une terreur au barreau et je sais qu'elle fera tout pour qu'on m'innocente. S'il faut je sortirai aussi tous les dossiers que j'ai sur la moitié des hommes politiques de Londres et je n'hésiterai pas à m'en servir si ça peut m'éviter une condamnation injustifiée.
Oh mon dieu Jess merci d'être venue... tu me sauves. Tu es merveilleuse...
J'attrape le café et le sac contenant des trucs à grignoter et j'en bois une gorgée en soupirant. Du vrai café. Je repose doucement le bout de carton fumant et l'observe préparer un enregistreur. Je reprends un peu de café et l'écoute lancer la bande en parlant de mon dossier avant de se concentrer sur moi.
Je m'appelle Damia Kapoor et je suis détective privé. Il y a trois jours j'ai été contactée par un client anonyme via ma boite mail. Il voulait que j'enquête sur l'occupant de l'appartement où on m'a trouvée, un certain Richard Ashcroft. D'après lui monsieur Ashcroft et lui-même auraient été en affaires et il aurait escroqué mon client. Il avait besoin de preuves que normalement monsieur Ashcroft gardait chez lui. Je lui ai donné mes conditions et fixé mes tarifs. Un virement a été fait sur mon compte et je me suis mise au travail. Je sais bien que rentrer chez quelqu'un par effraction est illégal mais c'était simplement pour trouver des preuves de cette tromperie. Ou tout du moins c'est pour ça qu'on m'a demandé de m'y rendre. Je n'ai jamais rencontré mon client mais j'ai les archives de nos mails échangés et il y a la trace du virement bancaire. Jess, tu crois que tu pourras arriver à faire quelque chose avec ça ?
Les locaux de N.S.Y. sont corrects. Mais, ils n’ont rien à voir avec ceux du cabinet Keenan&Co. Il va de soi que ces dames seraient bien mieux installées dans un endroit équivalent à leur standards. Il faut donc faire “contre mauvaise fortune bon coeur”. Jessica ne sait pas vraiment avoir bon cœur. Elle sait comment faire (se faire) bonne fortune par contre.
Voilà un contexte inédit pour se retrouver entre copines. _Oh mon dieu Jess merci d'être venue... tu me sauves. Tu es merveilleuse... Voilà une vérité, que dire un lieu commun, qui met l’avocate dans de bonnes dispositions. Elle arbore donc un petit sourire amusé sans pour autant relever le compliment.
_ « Allez, ma belle, respire. Les secours sont arrivés. » De toute façon, il est de question qu’une copine finisse derrière les barreaux. Pour une fois, l'Américaine a une autre motivation pour gagner l’affaire.
C’est à voir si cela ne va pas la rendre encore plus fabuleuse.
_ [...] Jess, tu crois que tu pourras arriver à faire quelque chose avec ça ? Termine ainsi la détective privée. Il va de soi que la belle est inquiète. Etre la première suspecte dans une affaire de meurtre c’est moche. Mais, il n’y a pas de raison de s’affoler. Les erreurs judiciaires arrivent tous les jours ici bas. Londres regorge de flics moyens.
Autant ne pas entretenir l'angoisse de Damia. C'est totalement contreproducif. Il faut qu'elle soit forte et déterminée. _ « Oui. Bien sûr. » rétorque Jess. C’est un peu comme quand quelqu’un lui demande si elle est une vraie rousse. Il y a des questions inutiles. Bien entendu qu’elles vont trouver comment la sortir de là.
Avant de poser les questions suivantes, elle anote le nom de la victime présumée. « Donc tu me confirmes qu’avant ce mail tu n’avais jamais entendu parler de Richard Ashcroft ? Absolument rien ne peut vous relier lui et toi, en dehors de ces emails ? Envoie moi tout ce que tu as comme traces écrites on le mettra au dossier. » L’assistante de Keenan est déjà prévenue que le dossier arrive.
Maintenant, il faut qu’elles déterminent pourquoi l’homme a attiré l’attention de son client. _ « D’accord. Donc tu allais faire ta fouille. Quelqu’un peut confirmer ta venue ? Une assistante ? Le concierge de l’immeuble ? On va vérifier la vidéo-surveillance. Vu la zone mmm il va falloir un mandat. Donne-moi l’adresse exacte. » Pendant la dictée, Jessica note sur le téléphone pour envoyer à Chloé.
Jessica observe ensuite son amie avec attention. Derrière son crâne le cerveau s’active. La stratégie la plus simple est souvent la meilleure. _ « Qu’est-ce que tu as appris sur la victime ? » Est-ce que la piste de l’arnaque est la bonne? Ou bien y a-t-il autre chose ? Ces deux hommes sont-ils liés ? « Il va nous falloir le nom de ton employeur aussi. » Pour ça le Réseau dispose d’un bon personnel. Il y a un hacker dans chaque hôtel particulier.
Maintenant qu'elle est là, j'ai un réflexe enfantin, presque idiot, de me dire que les choses allaient s'arranger. Je connais Jessica depuis des années, et s'il y a bien quelqu'un dans notre univers que je suis heureuse d'avoir dans mon camp, c'est bien elle. C'est une lionne, une tigresse prête à tout, qui ne prend pas un ''non'' comme réponse et qui est capable d'énerver prodigieusement les bonnes personnes pour avoir ce qu'elle veut. Surtout que malgré la panique, j'essaie de me rattraper à de petites choses, à une logique cartésienne : d'accord j'ai été piégée et on m'a trouvée dans le même appartement qu'un corps. Ok c'est moche. Mais en même temps aucun indice ne me relie au crime à part que j'étais sur les lieux. Je n'ai rien touché sans gants, je n'ai aucune trace de sang sur moi vu que je ne me suis pas approché du corps à moins de plusieurs mètres et je n'ai aucune idée de ce que l'arme du crime a pu être. Alors oui j'étais sur place, mais il faut prouver que j'ai commis le crime, et que j'ai un mobile.
Je me détends enfin quand elle s'assied, royale et calme face à moi, faisant glisser une offrande merveilleuse de café enfin potable, comme si c'était le remède contre la faim dans le monde ou le SIDA. Comme si après avoir retenu mon souffle je respirais enfin. Parce que je n'étais plus seule, et parce qu'elle était là. Alors je bois une gorgée de café et l'observe sortir son enregistreur, endossant le rôle de l'avocate après avoir pris celui de mon amie. Une fois prête je me lance, racontant rapidement qui je suis et pourquoi je me suis retrouvée dans cet appartement. Une fois fini je lui demande honnêtement ce qu'elle en pense, et si elle va arriver à me sortir de ce mauvais pas. Je sais qu'elle n'est pas du genre à enrober la réalité d'une couche de miel pour que ça passe mieux, et c'est pour ça que quand elle me dit qu'on a nos chances, je la crois. Une nouvelle fois je respire un peu mieux.
Parfait... Il n'y a rien qui me relie au corps...
Elle reprend ses notes et après une nouvelle gorgée de café je me concentre sur les nouvelles questions qui m'attendent.
Non jamais, ou alors il s'est présenté sous un autre nom. Mais je n'ai jamais eu de client du nom de Richard Ashcroft. Pour mes mails tu peux demander à mon assistant de te les transférer. Il pourra aussi te donner une copie de mon relevé bancaire où figure le mouvement de fonds.
Les questions s'enchaînent et à chaque fois je prends une à deux secondes pour réfléchir, et formuler clairement mes idées pour être la plus précise possible. Dans ce monde, je sais qu'un mauvais choix de mot peut faire toute la différence.
J'ai noté sur mon agenda que j'allais faire une ''visite" ce qui veut dire fouiller sans que le propriétaire ne soit au courant. C'est illégal, je sais, mais ça fait partie du boulot. Des gens m'ont vue oui, j'ai commencé par me faire passer pour une femme de ménage, vu ma tenue, et j'ai nettoyé le hall avant de remonter dans les étages pour ne pas attirer l'attention. Si des gens se souviennent de m'avoir vue, c'est comme ça, et pas dans ma tenue habituelle. Et pour l'adresse c'est là où on m'a arrêtée, au 10 Cloverfield Lane...
Nouvelle pause, nouvelle réflexion avant de reprendre.
Je n'ai pas eu le temps d'apprendre grand chose... J'ai juste trouvé un appart dégueulasse et en bordel, la tanière du célibataire crasseux, passionné de porno mais pas de ménage... Rien d'autre... Pour l'employeur c'était une boite mail "jetable" derrière un pseudonyme. Je me demande si le compte en banque n'est pas situé en Suisse ou quelque chose du genre, où il n'y a qu'un numéro de compte, mais pas de nom derrière ...
Le pied droit de Jessica fait des cercles dans le vide. Cela aide à réguler le flux de la pensée. En particulier quand il se déploie en arborescence. _ « Tu m'envoies tout. On fera le trie. Si ce n’est pas nous ce sera l’adversaire. » Résume l’Américaine qui n’a pas encore le nom de l’attaquant. Les avocats attachés à la ville ne sont pas forcément les plus mauvais. Ceci dit, ils ont les mains totalement liées et une pression politique de dingue. Un point noir dont maître Keenan se sert chaque fois que c’est possible. D’ailleurs, c’est assez tendu en ce moment.
Pour faire avancer ces affaires il faut faire un travail parallèle à celui de la police. C’est une assurance supplémentaire. D’ordinaire, la rouquine fait appelle à son amie ou bien à une compagnie concurrente. Pour cette fois, elles vont éviter d’attirer l’attention de la profession. C’est inutile de mettre Damia plus en difficulté. _ « D’accord, je vais envoyer quelqu’un là-bas. » Bon étant donné que la police est sur les lieux, il va falloir quelqu’un de discret.
_ « Qu’est-ce que te dit ton intuition de détective ? » Questionne l’avocate, connaissant le taux de réussite de la brune.
A la vue du profil du commanditaire, peut-être est-ce un membre du Réseau. De toute façon, Jessica va devoir faire une recherche de ce côté aussi. Elle bat son stylo contre le rebord de la table. Cette histoire est soit un jeu de mauvais hasard, soit un piège bien orchestré. Avec tout ce que la Kapoor a remué dans le beau Londres, ce n’est pas impossible. Une vengeance d’un ancien client ou bien d’une des victimes.
Jess tire un grand bloc-note en papier de sa sacoche. Elle le pousse vers sa nouvelle cliente. _ « Fais moi une liste de tes ennemis. Leur nom, domaine d’activité, et votre lien. » Le regard de la Tigresse s’enfonce dans celui de l’accusée. « Pas de fausse pudeur ou de secret. » De toute façon, maître Keenan ne porte aucun jugement dans le boulot. Elle est là pour faire ce pour quoi elle est bonne.
Maintenant les filles savent comment procéder. Sans élément autre, l'avocate ne peut pas encore libérer l’Indienne. Ce qui veut dire qu’il va falloir patienter. _ « Veux-tu que j’appelle Arun pour qu’il t’apporte des vêtements ? Y a quelqu’un à prévenir ? Tu vas devoir rester ici le temps que j’ai accès à la C. C. T. V. » Oui bien sûr l’affaire allait être vite résolue. Pour ça il leur fallait la matière de la défense.
En attendant la brunette allait devoir cohabiter avec le reste des femmes de la cellule. _ « T’as besoin de quelque-chose en particulier ? » Continue donc la copine tout en la regardant confectionner la liste de potentiels suspects.
D'habitude je déteste qu'on me donne des ordres et je déteste avoir l'impression de ne pas tout maîtriser, de ne pas être totalement aux commandes. Pourtant là il y a quelque chose de rassurant à savoir que quelqu'un prend le relais, quelqu'un de qualifié et prêt à tout qui sait ce qu'elle fait et de quoi elle parle. Et je sais très bien que moi aussi je me suis retrouvée souvent dans la même situation qu'elle : à donner des directives et des conseils et à attendre que les gens en face de moi, des clients le plus souvent, les suivent sans poser de questions. Est-ce qu'au final je les rassure autant qu'elle me rassure en prenant les choses en main? En faisant comprendre qu'il n'y a plus besoin de réfléchir mais juste de faire et suivre? Peut-être. En tout cas là je lui en suis très reconnaissante et je sens un poids s'ôter de mes épaules.
Bien sûr. Tu connais Ahrun et il a tes coordonnées. Il t'enverra tout dès que possible.
Et à être assise face à elle, à observer le minuteur de l'enregistreur avancer, gagner seconde après seconde, à retracer le fil de ce qui s'est fait et qui s'est dit, je commence à en voir plus clair... ou tout du moins la situation ne me paraît pas si inquiétante que ça. Oui bien sûr j'ai trouvé un corps, et oui ce corps a été mis là pour me piéger, ou tout du moins, le fait de me mettre près de ce corps est fait pour me piéger. Sauf que je n'ai touché aucune arme du crime. Il n'y a aucune trace de sang sur moi vu que j'ai commencé mon investigation par l'autre côté de l'appartement ... Bon sang heureusement que j'ai attaqué par la chambre à coucher et le salon plutôt que par la cuisine et la salle de bains ! C'est fou comme l'issue d'une situation peut tenir à peu de choses... et c'est ce qui va peut-être me permettre de m'en sortir sans trop de mal. Seconde après seconde mes phrases sont plus précises, le ton de ma voix plus clair, à mesure que je redeviens maîtresse de moi-même, même un peu.
A sa question sur mon intuition je ne peux me retenir de sourire, ce qui en soi, compte tenu de la situation dans laquelle je me trouve, tient de l'exploit.
On a voulu me coincer... J'ai du, ou je dois gêner quelqu'un et on a organisé tout ça pour me mettre hors jeu... pas forcément pour longtemps, sinon ils auraient fait plus attention à ne pas me laisser une chance de m'en sortir, mais assez pour avoir les mains libres le temps que je sois retenue ici. Par contre tu sais mieux que personne que dans notre monde on ne se fait pas facilement des amis... mais des ennemis, j'en ai à la pelle.
J'éclate même de rire quand elle me demande de lui en faire une liste, secouant la tête.
D'accord, mais tu es prête à rester avec moi toute la nuit pour cette liste? Plus sérieusement il y a beaucoup trop de monde qui m'en veut, qui veut me faire payer, ou que je gêne. Il faudrait que je les classe par ordre de priorité, ou par affaire de la plus récente à la plus ancienne... Et encore sans mes archives et mes dossiers ça va être compliqué de me souvenir de tout ...
Je soupire à sa question, jetant un oeil à l'affreuse tenue de prisonnier qu'on m'a forcée à porter avant de croiser à nouveau son regard.
Oh oui... quelque chose d'un peu décent et d'un peu flatteur. Là c'est horrible... on dirait... Je n'ai pas les mots. Horrible. Et tu peux prévenir Zac aussi... il doit s'inquiéter de ne pas me voir rentrer. Surtout qu'il ne tente rien lui-même... Il est casse-cou je le connais, et il va vouloir foncer tête baissée alors que c'est le contraire de ce qu'on veut. Mais à part ça tout va bien... J'espère juste que tu vas pouvoir utiliser ta magie et me tirer de là rapidement. Au moins finir ma garde à vue... Pour le reste, les preuves vont tomber d'elles-mêmes et rapidement. Enfin j'espère...
Je termine le café que je trouve délicieux et hésite avant d'ouvrir la bouche une dernière fois.
Bon... sois honnête. Comment tu vois les choses toi ? Comment ça se présente?
Oui en effet l’hypothèse de l’écartement temporaire est plausible. Un dossier un peu trop sensible entre les mains et paf, elles sont mises sous silence. Hors, ici bas les rapports de forces ne sont pas les mêmes que dans les autres villes. Les mafias tiennent la cité bien plus que les politiques. Maître Keenan peut se renseigner par le Réseau. L’information circule assez vite dans le Rosewood.
_ « On va fouiller.» Promet-elle à sa chère cliente. C’est typiquement le genre d'affaires qui peut lui ouvrir une porte pour le futur. Faire une pierre deux coups sera une aubaine. Pour l’heure, la panique n’est pas nécessaire. Une bonne stratégie peut démêler pas mal de situations.
Le rire est un très bon moyen de désamorcer, d’évacuer même, aussi la rouquine sourit. Que la belle Damia se détend. Cela la rendra plus apte à tenir pour les heures à venir.
_ « L’expérience a prouvé que l’on fait une bonne équipe de nuit, non ?» Le second degré n’a jamais tué personne. Jess préfère relativiser les drames. D’autant qu’il est vrai que les filles font une très bonne association de malfaiteures. Elles ont toutes les deux des crocs de conquérantes. Les hommes leur en veulent. _ « On va trouver des éléments pour réduire la recherche. Je vais voir avec Chloé quels sont les dossiers sensibles du moment. On va trouver une connexion. » Y a un ou deux agents qui seront ravis de rendre service.
Jessica prend note des demandes de la suspecte. Elle a un arrêt dans la rédaction de ses notes. Un coup d'œil sur la brune avant de reprendre ses écritures ? _ « Prévenir Zac. Okay. Zac comment ? » Peut-être le petit ami du moment ? Il est vrai que ces deux tigresses ne sont pas connues pour favoriser les relations. Damia a pu mettre la main sur un spécimen. « Donc rassurer “Zac”.» L’assistant de la Kapoor lui donnera le contact de cet homme.
La cliente est reine. S’il faut la rassurer dix fois, l’avocate le fera. Cela fait partie du jeu. Tout le monde a peur dans ces moments là. _ « Bien entendu que je vais te tirer d'affaires beauté. Ne t'inquiètes pas. » Lui dit-elle avant de remettre le capuchon sur le stylo. L’entretien préalable ne peut pas aller beaucoup plus loin sans avoir d’autres éléments. Il va falloir que la rousse aille sur le terrain.
_ « Ecoute. Il nous manque des éléments. Mais, il est clair que je vais tout faire pour que tu ne passes pas une minute en prison. » D’ailleurs, cela lui fait penser à un autre point qu’elle inscrit tout de suite sur la feuille. « Ils vont te garder ici jusqu’à la fin de l’heure légale.» Jess tourna son poignet pour voir sa montre. Elle fait un rapide calcul. Le mieux est de débuter dès maintenant la recherche de l’arnaqueur.
Aussi, la tigresse recule son dos contre le dossier. Ses doigts jouent avec le capuchon du stylo. Son regard sonde Damia. _ « Je vais aller commencer les recherches. » Autant utiliser le temps imparti au mieux. « Souviens-toi que sans ma présence tu n’as pas à répondre à leurs questions. Rien. Nada.» Il est toujours important de rappeler ses droits fondamentaux aux clients. Ils ont tendance à les oublier dans la panique. Ça, ce n’est pas bon pour eux. « Je vais revenir. D’acc ?» Promis la rousse en se penchant pour presser la main de l’Indienne.
L’arrivée de Jessica a ce pouvoir incroyable qu’en quelques secondes à peine, j’arrive à me dire que les choses sont moins pires que ce dont elles ont l’air. Qu’en sachant qu’une des meilleures avocates de la ville est là pour s’occuper de mon dossier, et qu’en retraçant le fil de ce qui s’est passé, je me rends compte que j’ai de plus en plus de chances de m’en sortir me rassure… comme un vent frais qui dissipe le brouillard. Oui la situation est pourrie et moche, c’est un fait. Oui je me suis retrouvée piégée en présence d’un cadavre mais rien ne me relie au crime, je n’ai touché aucune arme, je n’ai pas de sang sur moi et surtout, je n’ai aucun mobile. Oui j’ai trempé dans des trucs illégaux, parce que c’est ce que je fais pour vivre, mais là, je n’ai objectivement rien fait.
Je me sens mieux à l’idée d’avoir quelqu’un de plus compétent que moi qui me donne la procédure à suivre, et avoir juste à obéir aux instructions. Elle prend les choses en main et je sais qu’elle va faire de son mieux pour me tirer de là. C’est ce que font les amies, surtout les amies avocates. J’arrive même à rire quand elle parle du fait qu’on forme une bonne équipe, et sur le coup j’aurais presque envie de l’embrasser pour lui montrer mon soulagement… Peu de gens seraient arrivés à me faire rire dans un moment pareil, et c’est le cas pour elle.
Oui… c’est vrai qu’on bosse bien ensemble… Et n’hésite pas… tant que je ne suis pas sortie d’ici j’ai tout mon temps pour répondre à tes questions et t’aider avec les recherches… Vraiment tout mon temps.
Lorsque je parle de Zac je me rends compte que je ne lui ai pas parlé de son emménagement chez moi et notre collaboration.
Zac est un très bon ami d’enfance que j’ai recroisé récemment ici… Il bossait pour la police mais maintenant il travaille pour moi. Je l’héberge, il ne sera pas difficile à trouver… Zac Sanders.
Pour l’instant je n’ai pas envie de lui en dire plus. Ca n’est pas important. Ce qui est crucial c’est surtout prouver que c’était un piège, sortir, et retrouver celui qui m’a fait ça…
L’entendre me parler avec calme, la voir ne pas s’inquiéter, ne pas me dire que les choses sont en mauvaise voie ont un effet calmant, et à chaque fois qu’elle me le répète je respire un peu mieux. Par contre le couperet tombe : elle doit partir et je me retrouve seule. Connaissant le système, je vais juste passer quelques très longues heures d’ennui dans une salle puante, et je n’ai pas vraiment peur pour ça… mais j’en ‘ai qu’une hâte, c’est sortir et retrouver mon chez-moi… Ma salle de bains, mon dressing et ma tranquillité … Sauf que ça n’est pas pour tout de suite. Je hoche lentement la tête et serre sa main.
Promis, je ne dirai rien… Et merci Jess. Tu sais où me trouver, je ne vais pas aller bien loin de toute façon!
Je l’observe rassembler ses affaires et la suis du regard avant de me retrouver seule. Peu après un flic m’emmène dans une cellule glauque mais à peu près propre. Je connais heureusement un des flics en faction ce soir là, et bénissant tous les dieux à ma connaissance je lui demande de me trouver de quoi m’occuper. La lecture du Times et du Mirror d’un bout à l’autre, chaque article, chaque rubrique aussi minime soit-elle arrive à m’occuper plusieurs heures avant de finalement arriver à dormir, espérant qu’au matin, j’aurais de bonnes nouvelles.
