« Wep ! » L’homme lève le nez du plan de bataille pour voir qui l’appelle. On remarque tout de suite la vive intelligence qui fait briller son regard.

Une barbe fournie dévore la moitié de son visage. Les épaules carrés d’un laborieux. Les mains rouges de froid. Les habits fanés d’avoir été trop portés. Il s’écarte de la table pour d’une démarche assurée alors que les informations lui parviennent. Au nom d’Austen, il réagit. En effet, Thomas est venue le voir en début de semaine pour lui parler d’une couverture médiatique. Tout sauf le Times avait dit Jack. Le New Herald… Pourquoi pas. Il doit voir le bonhomme et s’en faire une idée. «Elle m’en a parlé ouais. » Mais Ten parle de pas mal de monde. Enfin, là, il se souvient. Il attrape la main sans cérémonie et la presse comme un citron. Pas de petite nature ici, rien que du solide et du déterminé. « C’est bien de faire ça. On a besoin de soutien. » Ici personne n’est du genre à se raconter des histoires. Leur adversaire a une longueur d’avance. Toute aide est la bienvenue.

« Nan. On va faire ça maintenant. » Il n’y a pas de pause pendant une campagne. Donc pas vraiment de moment idéal. On doit prendre le temps de faire les choses si on veut qu’elle soit faite. Clark se retourne. « PAT ! VERIFIE LE BAT. » Une main manucurée fait un signe à l’autre bout de la salle. Sur quoi, l’homme chope un trousseau de clef sur le mur derrière lui. «Par là. Viens. » Le regard d’aigle donne l’avertissement. « On prône l’égalitarisme. Pas de vous.» Il n’y a pas vraiment de chef dans la Ruche. On parle plus de coordo. Enfin, pour les détails, ils verront. Ils partent en diagonale d’un pas sportif. Jack répond à des questions pratiques en marchant. Il pousse une porte du plat de sa main. La température chute brutalement de 4°. Le bruit assourdissant s’éteint quand le battant revient sur lui-même.

« C’est du recyclage ici. On n’a pas pu isoler toutes les zones. » De chaque côté du couloir des salles. Elles hébergent du matériel de campagne, des espaces de repos, et quelques bureaux isolés. Jack les fait aller en bout de file et entrer sur leur droite. Le bureau est petit mais plutôt “rangé”. Il referme la porte derrière le journaliste. Un radiateur électrique s’active sous sa commande. « Café ? » Une vieille bouilloire et du café instantané en guise d'accueil. Clairement, le Parti n’a pas mis ça en priorité dans les budgets. Deux fauteuils à roulettes sont tirés au centre de la pièce. Pendant que ça chauffe, Clark se pose le cul. Un soupir d’aise s’échappe alors qu’il vire le bonnet de son crâne chevelu. «Alors, c’est quoi tes questions ? » Jack n'est pas un homme qui fait des effets de manches. Il est franc et direct. C'est bien pour ça qu'il a naturellement pris une place de meneur.

«Le confort ça ramolli.» Le dicton de la base de Lowground qui pourrait être sur le frontispice du bâtiment. Une valeur solide qui fait vibrer le cœur de tous les participants. Un leitmotive général qui donne cette cadence effrénée. Celle qui fait que toute l'iniquité de cette campagne est avant tout le justificatif de la bataille. La raison de faire la guerre de façon franche et directe. Clark est très conscient de l’aspect de sa croisade.

Jack sourit. «C’est normal. » Thomas est une femme très convainquante. Elle a la flamme. Mais au-delà de ça, Jack est conscient de la valeur ajoutée d’un bon article. Il a déjà lu des articles d’Hadid. La plume n’est pas mauvaise. Il a été amusé en découvrant son parti pris concernant la noblesse. La lady a dû lui en mettre plein les yeux. «Austen est convaincante. » Elle a l’énergie de dix soldats armés. Cela fait du bien aux troupes.

La question tombe, claire et efficace. Lloyd et lui en ont discuté pas plus tard que ce matin. La stratégie générale est toujours à élaborer avec la tête représentative. Il faut perpétuellement s’adapter aux rebondissements. « Pour les gains, nous demandons un soutien aux fédérations commerciales. Les lobbies sont bien entendu du côté des Lords. Mais le cœur de Londres bat d’abord grâce aux petits commerçants. A fortiori le reste du territoir. Ce qu’ils négligent. De même, les mineurs viennent de lancer une caisse participative. Sur le modèle des caisses de grève. Nous sommes au clair sur le fait que nous n'aurons de toute façon pas autant de moyens qu’eux. Donc nous ne nous reposons pas sur l’argent. » Il y a quelque-chose de l’ordre de la foi, c’est une bataille “sainte”. Richard Cœur de lion doit s’amuser de voir ses opposants aussi déterminés que des lions. « Pour ce qui de retourner la vapeur, je vois une façon crue et efficace : mettre les manquements des Lords sur la place publique. » Oui. Jack est un décomplexé. Il n’a qu’une loyauté, celle qui concerne le Parti.

«J’ai été désigné.» Jack a un sourire amusé. Il avance ses épaules. Il renferme ses doigts sur la tasse. «Nous avons fonctionné par un vote interne. Je suis membre depuis mes dix huit ans. J’ai participé aux trois dernières campagnes. Je suis un bon élément de terrain. Disons que je suis à la bonne place. » Jack ne fait pas paon. Il est serein et calme. Ici ce n’est pas une histoire de carrière personnelle. C’est l’histoire d’une équipe.

«Je veux dire ce que je veux dire. » Clark avance ses épaules et se frotte la barbe. Il réfléchit. Il cherche par quel angle répondre à la curiosité journalistique. Toutes ses paroles seront matière à interprétation, critique, et surtout réaction. Il s’agit donc d’être prudent. Il scrute de visage de l’indien encore un moment.

«L’Aristocratie ne prend pas soin de son “peuple”.» Il n’y a rien de mensonger dans ce constat. La situation de l’Angleterre n’a rien de glorieuse. Une grande partie de la population souffre des effets du Brexit. La Noblesse ne fait rien du tout pour soutenir les pauvres. «Encore plus discutable, elle prend d’abord soin d’elle. Il y a la Loi et il y a la Noblesse. Ils ne sont astreints par rien du tout. Ils payent. Ils vivent comme si la prohibition n’existe pas. Les gens ont le droit de savoir. Ils ont le droit de savoir que leurs dirigeants sont comme des rois pendant qu’ils triment. » Il n’y a pas le plus petit signe de haine dans la voix de l’ouvrier. Il n’est pas motivé par la haine ou la colère. C’est la justice qui est à la base de tout. Voilà pourquoi le Times n’arrive pas à trouver de quoi le discréditer dans sa feuille de choux.

«Il est temps qu’ils soient eux même exemplaires. » Donc, ils savent tous, que l’important n’est pas tant la Victoire finale, que leur présence sur l'échiquier politique. Ils sont le grain de sable dans la machine royale. Ils sont l’avenir contre le passé. Si ce n’est pas en 2026 ce sera la prochaine fois. Tels des geurrieros, ils sont disposés pour une lutte de fond. « Nous sommes là pour nous en assurer. »

Les deux hommes se scrutent. L’Anglais hoche du chef. Il avale la fin de son café sans sourciller. « Ma mère a été la cuisinière de Tony Blair pendant les premières années de son mandat.» Voilà une anecdote familiale qui peut faire papoter. Elizabeth pardonnera son garçon pour ce petit trait biographique. « Mon père était ouvrier. Mon oncle cheminot. Ma tante lingère. … Tu vois le tableau ? J’ai grandi avec les valeurs du parti. »

« Hmm. Gratifiant, ouais, c’est un bon moment. » Il se gratte la barbe avant un raclement de gorge. Un grand sourire amusé se dessine sur ce visage buriné par l’effort. Le sourire se transforme en un rire franc. «Jamais de la vie. » Il secoue la tête. « La politique… non. Je laisse ça aux autres. » Jack a refusé trois promotions dans le Parti pour rester sur le terrain. Il ne veut surtout pas finir avec les costards cravates. Ce n’est pas là l’essentiel. Il donne un coup de menton dans le vide. «Ma soeur est fait la politique. Rebecca Peterson. Tu l’as pas vue dans ton réseau ? » Reb et Jack ont les mêmes parents. Ils ont les mêmes valeurs et surtout la même passion.