Eirik était une sorte de citoyen du monde. Il n’avait jamais participé à un scrutin. Que celui-ci se déroule en Norvège ou bien ailleurs. Il avait une opinion. Cependant, il n’intervenait pas sur le plan politique. Ce n’était pas son rôle. Cela était même contre-productif. Bien sûr, il aurait pu, probablement, aider sa nation, contribuer à apaiser les tensions. Mais, il avait fait un choix différent. Il n’avait pas voulu aider son île mais le globe. D’aucun pourrait le taxer d’un défaut d'orgueil. Odin ne faisait que suivre les pas de son Inspiratrice.

L’interprétation de Lord Leicester était compréhensible. Cet homme était encore plus détaché des affaires publiques que son adversaire:
« Mh. Je n’ai pas encore eu l’occasion de discuter avec le nouveau premier ministre. » En effet, par deux fois, les rendez-vous s’étaient vues contrariés. Le Directeur, comme le premier ministre Anglais étaient empêchés par leur fonction. Cela n’avait pas d’incidence directe. Les élus occupaient une place temporaire. Ils n’étaient pas destinés à rester. Le Réseau lui serait toujours là. « Il semble ralenti. »


Eliott était assez en accord avec l’analyse de Caleb. Ils voyaient un phénomène qui se retrouvaient dans plusieurs nations européennes. La dernière décennie avait vu un nouvel essoufflement des démocraties. Le populisme, le nationalisme, retrouvaient des forces. Le continent frémissait. Cela n’était pas sans rappeler l’effervescence qui avait précédé la première guerre mondiale. C’était tout à fait fascinant d’étudier les similitudes.

« Mh. Une conquête de la modernité indispensable… Oui. » La passation de pouvoir d’Elisabeth à son fils aurait pu créer ce mouvement. Eirik avait regardé ce qui s’était passé avant d’arriver sur Londres. Pour l’instant la monarchie tenait à maintenir sa stabilité. Il fallait espérer que cela ne provoque pas une chute… définitive. « Pensez-vous ? … Qu’il soit divin ou non, le pouvoir a toujours besoin d’adversaires.» La criminalité ne disparait pas. Malgré toutes les politiques. Ce n’était pas faute de tenir un discours. Tandis que la réalité était tout autre. Les dirigeants avaient besoin d’un ennemi contre qui déférer le peuple. C’était la justification de leur existence.

A chaque mandat, un cheval de bataille se présentait. Le Réseau le savait. Il devait mettre en berne un domaine d’action pendant quelque temps. Cela leur permettait de développer les autres pendant ce temps. Le droit ne pouvait être gagné. Car le droit profitait de ce qu’ils leur apportaient.
« Sans doute vont-ils s'attaquer au trafic d'Opium, et ainsi obtenir l’assentiment de la population. » Ils s’étaient déjà réorganiser pour réorienter les flux.

Eliott retirait un pion de Caleb. Il se frottait la barbe songeur. Non, la véritable menace pour le Réseau venait de ses composants eux-mêmes.

Eliott laissait la cendre s’écraser dans le cendrier. Puis, il reprit:
« A moins que le smog force à quelques décisions rédhibitoires.» La crise écologique était connue par toutes les puissances. Pour l'heure un certain déni était aux commandes. L’urgence de santé publique pouvait provoquer des choix qui mettraient en difficulté l’économie. Alors l'insurrection du peuple viendrait probablement bouleverser le royaume. Cela amènerait de nouveaux enjeux.

Ces vieux loups se comprenaient souvent:
« Ce n’est pas à vous que je vais apprendre que toutes les grandes cité ont leurs Souffleurs. » Parabole, qui ne pouvait avoir autant d’écho, que dans le bastion de ce cher William Shakespeare. C’était une façon honnête de dire que les informations circulaient de bouche en bouche. Eirik savait que son interlocuteur avait, lui aussi, des chuchoteurs qui lui contaient tous les secrets de Londres. Ils partageaient tous les deux des rôles qui se jouaient dans le clair-obscure de la scène. Ils étaient efficaces à l’abri des regards, au moment où tout le monde regardait ailleurs. Personne ne savait combien ils intriguaient. C’était une preuve indéniable de leur savoir-faire.

L’esprit et l'à propos étaient toujours agréables:
« C’est une belle tournure mon ami. » Eliott eut un sourire satisfait. Il appréciait le bon sens de son camarade de jeu. Il avait un souvent un œil aiguisé et une pensée raffinée. S’ils n’avaient été de chaque côté de la ligne, ils auraient pu partager davantage. « Machiavel irait dans votre sens. » Toutes ces années, on avait proposé à Odin de prendre plus de pouvoir. Les gens arguaient que la société avait besoin de sa sagesse. Or, c’était précisément dans une démarche sage, qu’il s’était tenu éloigné, qu’il avait refusé. Quand bien même cela aurait rendu les choses plus aisées. Le résultat n’en aurait été que vacillant.

Ils pouvaient se gausser, gentiment, de leur décalage avec la pensée actuelle. Ils avaient été forgé dans un moule qui se faisait de plus en plus rare:
« Je suis un peu vieux jeu! » Ce qui n’était pas faux. Eliott s’adaptait pour survivre. Il ne dérogeait pas de sa ligne de conduite intérieure. C’était ce qui ennuyait le plus les prétendants à la direction. « Enfin, je ne suis pas le seul. Cet imitateur de l’Eventreur s’est trompé d’époque, mais pas de victimes. » La dernière femme qui avait été agressée avait survécu. Le tueur était encore en liberté. Malgré toute la présence du Réseau son identité n’avait pas encore été retrouvée. C’était un mystère stupéfiant. Surtout qu’ils avaient plus d’outils que lors de l’original.

Elliott épousserait encore une fois le cigare.
« Contre notre grès. Mais tôt ou tard. … Vous avez dû sentir l’épisode de Smog dernièrement? » C’était un mal qui était visible sur un temps court. Il s’imposait sur la capitale de façon de plus en plus régulière. « Nous devons faire confiance aux nouveaux génis pour prendre en compte cette évolution… » A chaque période décisive pour une civilisation, il y avait eu des personnes qui avaient été capables d’imaginer l’avenir. L’humanité ne s’avouaient jamais vaincue. Comme toutes les espèces, elle voulait survivre. « Regardez un peu ce qui se passe du côté de l’Asie… l’Inde. » Les catastrophes climatiques étaient sur le globe. Cependant les continents en cours de modernisation étaient durement touchés. Il n’y avait rien de juste là-dedans. Mais l’inégalité, était elle aussi, inhérente à leur race.

Odin scrutait leurs pièces sur le plateau. Il était bloqué. Il lui fallait penser:
« La sphère juridique n’est-elle pas en train de prendre cet enjeu en compte ? » Incapable de se décider sur son attaque, il retardait son action.

Au fond, Odin espérait ne pas être de ce monde, au moment où le Réseau muterait pour de bon. Il s’était toujours dit qu’il s'éclipsait avant d’avoir de la peine. S’il en avait la chance, il finirait ses jours dans un village au creux des montagnes. Il en doutait. Il y avait fort à parier que ses péchés le rattrapaient avant. Enfin, au moins pouvait-il savourer ce genre de moment en toute amitié.

L’anarchie était peut-être inévitable. Les structures étaient mises à mal. Le peuple ne croyait plus en l’ordre. Il fallait peut-être que tout soit détruit. Uniquement pour que tout soit reconstruit. Ce ne serait pas la première chute d’une civilisation. L’humanité s’en remettrait à sa façon. Eux, les vieux ténors seraient depuis longtemps redevenus poussière. Voilà un point qu’Eliott enviait parfois à la jeunesse leur sentiment d’immortalité.

Les projections n’étaient pas toutes d’accord. Il y avait des éléments hors de contrôle, même pour eux:
« Nous verrons bien. » Lord Leicester avait raison de dire que les mois à venir seront déterminants. Les économistes le prédisaient aussi. Eux qui étaient les nouveaux Messis du monde moderne. Malheureusement, comme au temps de Jésus Christ ils n’étaient pas entendus.

La perspicacité du Juge donnait à sourire:
« Au contraire, le désordre est chaque fois le limon le plus riche pour mon travail, mon cher Caleb. » Là était l’ironie de la situation, sans doute. Eirik avait beau désir l’équilibre du monde… Il passait son temps à jouer avec les dissonances. Il gagnait dans le désordre et la souffrance. Là où l’être humain était le plus terrible et le plus beau. « C’est toujours au cœur des crises que l’humanité se révèle la plus créatrice. » Il n’y avait qu’à observer le résultat des conflits mondiaux. La coordination des puissants devant une menace interplanétaire. L’humain était buté, voilà tout. Mais, ils étaient là pour les aiguiller, chacun à leur manière.

Le vieux loup se redressa pour avoir un autre point de vue du plateau de jeu.
« Mh. » Il y avait une parade qu’Odin n’avait pas vu venir. « Voilà quelque chose que je n’avais pas anticipé. » Il pouvait voir la succession des coups. Il fait basculer sa Reine. Elle se coucha dans un claquement. Aucune rancœur, ni même déception, ne venait sur le visage du Norvégien. Il s’était battu aussi bien qu’il l’avait pu. S’il ne devait pas gagner alors il acceptait sa défaite, dans l’honneur et la modestie.

Le cigare était écrasé dans le cendrier. Les cendres rappellent toujours celles des ruines de Rome, au cœur du vieux sage.
« Il semble que vous êtes le vainqueur Caleb. » En d’autres temps, les prêtres auraient tremblé face à une telle annonce. A leur époque, la magie avait depuis longtemps perdu son emprise sur le monde des hommes. C’était probablement pour le mieux. « Jusqu’à la revanche. » Car Eliott mourrait et un autre prendrait sa place dans le grand ordre. Serait-il aussi prompt à écouter son adversaire ? Ils devaient l’espérer.