Au sud de Séville, à la comarque de la Sierra subsistait la dernière commune anarchiste de l’Espagne. Marinaleda s'autogère depuis plus d’un siècle mettant en exemple une sorte d’Utopie. Elle était le cœur battant d’une philosophie libértaire qui faisait de plus en plus d’émules. Des rumeurs partaient de l’Andalousie concernant les activistes britanniques, qui se faisaient de plus en plus entendre. Ceux-là même qui avaient semé le chaos à Londres l’année passée.
Naturellement, le directeur du Réseau avait exigé que l’on enquête sur ces rumeurs. Elles étaient fondées. La cellule Londonienne avait un objectif. Intervenir dans ce cas de figure était risqué. Il en allait de la neutralité internationale. C’était dans ce genre de cas que le Directeur servait de Juge et de Bourreau. Il était là pour incarner l’idée même du réseau.
Par l’intermédiaire de M. Walsh le Norvégien organisa donc une visite en Angleterre. Ils firent en sorte de libérer le calendrier en janvier, espérant que son intervention prendrait seulement quelques jours. Ceci dit, avec Black London on n’était jamais sûr de rien. La cité enfermée réservait des surprises à n’en plus finir. Le jet avait atterri dans un aérodrome au nord de la capitale. Il était tard et le vent hivernal n’était pas aussi chaleureux qu’au sud de la méditerranée.
Ce retour s’était fait dans la discrétion. Eliott ne voulait pas spécifiquement que l’on sache qu’il était là. Cela lui permettait de voir sans être vue. Ce n’était pas si souvent qu’il en avait la possibilité. Il avait informé Gabrielle. La sportive avait une place unique en son genre. Le vieux loup n’aurait su poser pied sur l’île sans avoir la possibilité de la voir. Le calme et la douceur de cette femme étaient des sources de réconfort. Il ne s’en lassait point même s’il aurait peut-être dû.
Préoccupé, hanté, par bien des pensées, M. Eirik avait également demandé à ce qu’une entrevue soit coordonnées. Il voulait rencontrer une voyante. Il y en avait depuis toujours autour de lui. La rationalité n'exclut pas la place au mystère. Bien des génies avaient été ou étaient de fervent croyants. L’Homme avait besoin de croire. Cette fois, ce n’était pas les conseils de sa défunte épouse qui lui manquaient. Il était à la recherche d’une voix et d’une sagesse plus ancienne. Odin avait besoin de la seule femme qu’il eut toujours admiré: sa mère.
Le lendemain de son arrivée, une voiture vint le prendre à la sortie de l’Hôtel Particulier. Le Rosewood était encore paisible tandis que le véhicule prenait la route. Emmitouflé dans de la laine, protégé par un beau chapeau, Eliott se rendait ainsi vers la boutique d’une petite sorcière. C’étaient ses espions et ses vieilles amies qui lui avait donné son nom. L’enquête avait donné satisfaction. Il était donc curieux de faire la connaissance de Miss Conway.
La canne d’apparat n’en était pas tout à fait une à cette période de l’année. Le directeur y prenait appui, tout en gardant toute sa dignité et sa tenue. Il portait un foulard de soie très délicat autour de son cou pour éloigner les courants d’air et une chevalière en argent qui témoignait d’un héritage lointain. Ce fut seul, qu’il pénétra dans la boutique de Lowri. Il ôta son couvre-chef au carillonnage des clochettes et s’avança pour se faire connaître.
« Bonjour. Miss Conway. M. Walch a pris rendez-vous. Je suis M. Eirik. » L’horloge lui confirma qu’il était ponctuel. Souriant, il regardait la jeune femme face à lui. La douceur de son sourire n’était pas sans lui rappeler ses plus fidèles alliées. « Dites-moi où je dois me rendre Miss ? » Lui demanda-t-il de sa voix la plus charmante.
Depuis que Tyr était parti, j'avais eu l'impression de couler, lentement, doucement, dans une eau froide et sentir les battements de mon coeur ralentir dans ma poitrine, n'être presque que des exceptions au milieu du vide que je ressentais en permanence. Et bien sûr des questions, beaucoup trop de questions. Au début je m'étais accrochée à l'espoir qu'il allait revenir, que c'était simplement un besoin d'air, de voir autre chose, de sortir du carcan de ses rôles et ses fonctions envers son titre et sa famille. Une pause pour trouver qui il était et ce qu'il voulait vraiment. Mais au fil des semaines les appels se sont faits plus distants, les messages ne sont plus venus, et puis plus rien. J'avais compris, même si je me torturai pendant des jours et des jours, à me demander pourquoi, ce que j'avais fait de mal pour que ce qu'on avait de si spécial ne lui aille plus, que je ne lui convienne plus. Qu'est-ce que j'ai fait de mal? Qu'est-ce que j'aurais pu et du faire pour qu'il reste? Ou qu'il m'emmène? Je suis rentrée en hibernation, déléguant la boutique et prenant ma moto pour filer jusqu'à mon île bien aimée.
J'ai passé de longues heures assise sur le sable humide, les vagues me léchant les pieds, à contempler l'horizon et les eaux d'un gris de fer agitées par le vent. J'ai passé des après-midi assise derrière la fenêtre à contempler les vitres ruisselantes de pluie ou la danse des flammes dans la cheminée, une tasse de thé devenant trop souvent tiède voire froid entre les mains. Mais heureusement ma grand mère était là, et elle a pris les choses en main. Soupirant quand je lui ai dit que je ne voulais pas me venger, ni lui jeter un sort pour le rendre impuissant ou lui faire perdre ses cheveux, elle m'a forcée à aller me balader avec elle tous les jours, à tailler les haies, à faire ses tisanes et couler ses bougies puis les vendre avec elle en ville. Elle a sorti tous les vieux films drôles sans histoire d'amour, les jeux de cartes et les tirages du tarot. Elle m'a fait inviter des amis aussi, pour me reconnecter avec la réalité. Et doucement elle m'a ramenée à la vie, et à accepter une vie sans lui. Puis quand le moment fut venu je l'ai longtemps prise dans mes bras, et elle m'a laissée filer après avoir glissé une nouvelle amulette autour de mon cou.
Va, amuse toi, collectionne les bons amants d'un soir pendant quelques nuits pour te guérir avec ton corps, et de bons amis le jour pour guérir ton coeur. En plus ton chat chéri t'attend. File maintenant! Si les cartes ou mon pendule me disent du nouveau, je te tiens au courant!
J'ai roulé pendant de longues heures, appréciant la beauté des paysages sauvages de l'Ecosse, puis ceux plus disciplinés et gras de l'Angleterre à mesure que je me rapprochais de Londres. J'ai passé une journée avec Pirate sur mes genoux ou dans mes bras pour me faire pardonner, avant de finalement reprendre ma place dans la boutique. Et comme un signe, à la seconde où le rideau métallique s'est relevé, le téléphone a sonné. Un rendez-vous pour une séance. On dirait que les étoiles s'alignaient à nouveau, mais d'une manière différente. Deux jours plus tard, après avoir nettoyé mon appartement à fond, viré les moindres objets me rappelant mon ancien amour et réorganisé le stock dans l'arrière boutique, je me sentais mieux. J'avais l'impression de savoir respirer enfin.
Puis, à ma grande surprise, c'est une limousine qui s'arrête et un monsieur d'un certain âge, armé d'une canne, s'avance lentement vers le magasin. Je vais à sa rencontre, lui souriant alors qu'il entre et lui tend la main.
Monsieur Eirik? Enchantée je suis bien Miss Conway. Appelez-moi Lowri. Venez je vous en prie, la salle où je tiens mes séances est juste là.
Je le guide à travers la boutique jusqu'à la petite pièce fermée d'un rideau où j'ai installé une déco "adéquate" : murs sombres, cadres avec des images ésotériques, babioles mais sans en faire trop. Quand les gens consultent une voyante ou un voyant, ils veulent un peu de spectacle, sinon ils ont l'impression qu'ils n'ont pas vraiment vécu l'expérience. Alors je crée un lieu adéquat, juste assez pour leur donner un frisson d'excitation. Je lui désigne un fauteuil confortable, referme le rideau de velours derrière lui et allume quelques bougies avant de m'asseoir à mon tour face à lui, les lettres de scrabble étant apparues sur la table entre temps.
Ma façon de parler aux esprits est peu orthodoxe. Parfois je peux leur demander de se manifester en utilisant des objets autour de moi, ou de nous, mais le moyen qui me correspond le mieux est ce petit sac qui contient des lettres de scrabble. Ce sont des carrés de plastique tout à fait banals et une fois que j'ai posé la question à l'esprit, je plonge la main dans ce sac, et j'en tire des lettres qui forment une réponse. Cela peut surprendre mais ça marche, je vous le promets. Est-ce que cela vous convient? Au fait, souhaiteriez vous une tasse de thé?
Je nous ramène deux tasses de porcelaine chinées aux puces que je pose sur la table. La lumière est douce, un peu d'encens brûle et par réflexe j'attrape le petit sac en tissu que je secoue avant de le poser devant moi.
Bien monsieur Eirik, qui souhaitez vous contacter?
Il me répond qu'il souhaiterait parler à sa mère et je hoche la tête, fermant les yeux.
Je tiens à parler à la mère de monsieur Eirik ici présent. Si un esprit passant ici pouvait l'informer qu'on souhaite lui parler, je lui en serais très reconnaissante.
Quelques secondes passent en silence, quand tout d'un coup un courant d'air fait voleter le lourd rideau séparant le petit salon du magasin, et vaciller les flammes des bougies.
Bonjour. Je m'appelle Lorwi et j'ai quelqu'un ici qui souhaiterait vous parler, à travers moi. Etes vous bien sa mère?
Je plonge la main dans le sac et en tire trois lettres. U. I. O. Je les pose sur le petit tapis en velours sombre devant moi avant de relever la tête pour croiser le regard de mon client.
Elle est là.
Un sentiment de joie et d'amour m'envahit, au point que ça me serre presque la gorge et je souris, un peu émue.
Votre mère vous aime beaucoup, je le sens. Elle est très contente de vous voir, et est fière de l'homme que vous êtes devenu.
Lowri Conway
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Un pouvoir pour qu’il marque les gens, doit être mis en scène. C’est une chose qu’un meneur d’homme comme Odin savait. Il comprit donc tout de suite le but de ce décorum. Plutôt que de l’inspirer cela ne fait que le questionner sur les motivations de cette voyante. Miss Conway était-elle de ces personnes qui manipulent les sens, pour mieux avoir gain de cause ? Notre homme se ferait sa propre opinion. Il lorgna la pièce et ces murs, ainsi que les divers objets appelant aux regards. Tout était élaboré.
Il eut une écoute attentive et respectueuse. Son statut social ne l’avait pas séparé de son savoir-vivre et même de sa curiosité naturelle. En plus de quoi le beau sexe était, pour cet homme une inépuisable source d’admiration. Eliott savait que ce monde se porterait bien mieux avec des femmes aux commandes. Il acquiesça du chef sans faire de remarque particulière. Il ne pouvait juger le processus avant de l’avoir vue à l'œuvre. «Bien.» Il précisa pour eux deux. « Tout cela est confidentiel. » Ce sur quoi, il sortit une tablette et son stylet pour les déposer face à la voyante. Le document numérique était un contrat type de non divulgation. Une procédure tout à fait standard pour une personnalité de l’Ombre.
Il posa la canne contre l’accoudoir du siège. Par habitude, il lissa sa cravate pourtant impeccable. Si réellement, sa sainte mère, se présentait à eux, mieux valait qu’il soit présentable. Il tenait à lui rendre honneur. Cette femme qui lui avait offert amur et sagesse tout le temps qu’elle avait vécu. Mains jointes, et respiration calme, le loup attendit un signe. Il sentit son dos s’ébrouer et sa nuque frémir. Il suivit le vacillement des flammes puis les gestes de la sorcière.
« Oh. Bien. » M. Eirik était un homme d’un certain âge. Il n’avait plus de parents en vie. Il ne comptait pour famille qu’une branche norvégienne qu’il ne voyait guère. Ajoutés au compte des enfants illégitimes qu’il ne connaissait pas ou peu. C’était devenu une âme solitaire par la force des choses et du temps. Sa mission exigeait tellement de lui qu’il n’avait pu offrir de sa personne à d’autres. «Mère. Merci d’être venue. » Heureusement qu’il n’y avait pas de témoin à cette scène.
La voix de la jeune femme se fit de nouveau entendre: «Votre mère vous aime beaucoup, je le sens. Elle est très contente de vous voir, et est fière de l'homme que vous êtes devenu.»
Le Directeur se redressa. Il lissa les pans de sa veste avec précaution. Il y avait en lui le fils dévoué qui voulait s’exprimer: « J’aurai aimé vous voir moi aussi.» Le sourire maternel était un réconfort inégalable. « Merci.» En dehors de sa défunte épouse, le Norvégien n’avait été flatté que par celle qui l'avait mise au monde. Les autres regards n’avaient pas d’incidence sur lui et sur ses choix. C’est d’ailleurs pour cette raison que c’était l’une d’elle qu’il avait désiré “voir” en ce jour.
Les esprits étaient-ils au courant de tout ? Odin ne pouvait le savoir. « Mère je viens quérir votre avis. J’ai fait la rencontre d’une femme. Je me questionne. Ne serait-il pas temps que je laisse la place ? » Il avait déjà envisagé de passer la main avant de prendre la direction de Londres. La situation du réseau sur l’île l’en avait dissuadé. En 2029 la situation n’était plus la même.
Comme à chaque fois j'explique qui je suis et comment je fonctionne en quelques phrases. Le décor est là, c'est certain, mais pas le reste. Je ne suis pas habillée de longues jupes aux couleurs chatoyantes, je ne porte pas de lourds bijoux dorés qui tintinnabulent à chaque mouvement, mes mains ne sont pas chargées de bagues... J'ai un tshirt de groupe de rock, un jean noir et des DrMarteens usées... pas la figure de l'emploi si on peut dire. Quand à mon moyen de communication, là aussi je détonne... Tout le monde a vu des films, lu des livres, même Harry Potter, où on utilise des cartes de tarot, des pendules, des boules de cristal ou même des feuilles de thé... mais jamais je n'ai vu des lettres de Scrabble (ou un autre système de lettres d'ailleurs) et mes clients non plus. Ca les rend sceptiques d'abord, hésitants, avant que les premières réponses à leurs questions soient justes, et qu'ils comprennent que je ne raconte pas n'importe quoi, que je porte vraiment la parole d'un être aimé qui n'est plus là.
L'homme a l'air de me croire, ou tout du moins n'ajoute rien et reste dans un silence poli et impassible. Tout du moins je prépare l'atmosphère et le met à l'aise en nous servant du thé, avant de m'installer face à lui. Mais là où lui me surprend est quand avant que je ne commence il pose un objet sur la table et je relève les yeux pour croiser siens. Il a un regard un peu amusé, mais aussi déterminé et j'ai besoin d'explications avant de comprendre ce à quoi tout cela correspond.
Oh je... oui bien sûr. Je ne dévoile jamais ce qui se passe lors des séances avec mes clients, c'est une question de principe mais si cela peut vous rassurer que je signe quelque chose je n'y vois aucun problème.
C'est la première fois que j'ai une telle demande : est-ce que c'est quelqu'un d'important pour me demander ça? Pourtant je ne l'ai jamais vu nulle part... Enfin je crois. Peut-être qu'il travaille dans la finance, ou la politique? Aucune idée en tout cas... alors j'attrape le stylet et je signe rapidement en bas de la page avant de faire glisser tablette et stylo devant lui.
Voilà. Etes vous rassuré? Encore une fois rien de ce qui sera dit ici ne sortira de ces murs.
Il semble d'accord, signe que l'on peut procéder et rentrer dans le vif du sujet. J'appelle donc l'esprit avec qui je veux discuter, et quelques instants à peine après une présence est là. Immédiatement je ressens ce que l'esprit éprouve pour l'homme en face de moi, ce monsieur très distingué d'un certain âge. Il n'a pas vraiment de réaction à mon message, restant très distant, même si je sens une très légère émotion dans sa voix, comme quelqu'un qui a passé sa vie à contrôler le moindre de ses faits et gestes. Et ça m'amuse un peu que malgré la chaleur qui émane de ces mots, il vouvoie celle qui l'a mis au monde. Je crois qu'à part certains amis de Tyrgan, je n'ai entendu personne vouvoyer ses parents... et ça me fait comme une douloureuse piqûre de rappel pendant un instant dans ma poitrine. J'écoute sa question, hoche la tête et plonge la main dans mon sac pour en tirer des lettres que je viens déposer devant moi.
Il y en a un certain nombre alors je les dispose côte à côte, avant de commencer à les remettre en ordre jusqu'à trouver un mot qui existe, et que l'esprit valide, souvent sous la forme d'une petite bouffée de fierté ou de satisfaction que je peux ressentir.
"Benediction"
Je souris, relevant les yeux vers lui en hochant la tête.
On dirait qu'elle approuve votre rencontre, elle est contente pour vous.
Mais je ressens comme un pincement très léger sur l'épaule, une impression qu'on tente d'attirer mon attention et je comprends que l'esprit veut encore parler. D'un geste rapide je fais glisser les lettres sur le sac posé sur mes genoux avant de le reposer sur la table et piocher à nouveau. De nouvelles lettres, différentes, s'étalent sur le velours brodé. Depuis le temps je suis devenue championne en anagrammes et je retrouve rapidement le bon ordre, confirmé par un sentiment d'approbation venant de l'esprit toujours là.
"Obligations".
Elle veut que vous n'oubliez pas non plus vos obligations, envers votre famille et envers vos affaires. Que vous n'oubliiez pas l'homme que vous étiez et que vous êtes... Elle veut que vous gardiez les pieds sur terre. Est-ce que vous voyez de quoi elle veut parler?
Lowri Conway
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Le Norvégien n’avait pas de doute quant à obtenir satisfaction. Il répondit d’un hochement de la tête courtois Un refus aurait entraîné une annulation de séance et les deux parties y auraient perdu. La pièce fût progressivement envahie par de l’énergie. Sans même être doué d’un don, notre homme pouvait sentir son épiderme et ses instincts réagir. Il ne quitta pas la jeune femme du regard. Il a pu voir le mot au moment où les lettres étaient encore en désordre.
La confirmation orale de Miss Conway fit redoubler le battement cardiaque. C’était une réelle satisfaction personnelle et intime pour ce vieux veuf. Il s’était marié jeune et contre l’avis de leurs familles. Freya et lui avaient fait un choix lourd de conséquences. Ils ne l’avaient pas regretté une seconde. Près de cinquante ans plus tard, Odin voulait faire autrement. Que cette nouvelle partie de sa vie soit faite selon les règles ancestrales. Que sa chère mère approuve son désir de briser, enfin, sa solitude.
Eliott eu un sourire, fixant naturellement le vide au-dessus de l’épaule de son interlocutrice: « Merci mère.» Il ne pouvait rien voir. Mais un homme tel que lui savait tout ce qui se cache dans les ombres.
De nouveau, les mains de la jeune femme s’agitérent sur la table. Ainsi le dialogue n’était pas encore terminé ? L’orphelin avait d’autres choses à demander à celle qui l’avait amené sur cette terre. Il tira doucement sur la nappe de velours pour défaire un pli. La découverte du second mot lui fit plisser le front tel un enfant contrarié.
Il contint son ressenti sous le masque: «Elle veut que vous n'oubliez pas non plus vos obligations, envers votre famille et envers vos affaires. Que vous n'oubliiez pas l'homme que vous étiez et que vous êtes... Elle veut que vous gardiez les pieds sur terre. Est-ce que vous voyez de quoi elle veut parler? » Cette chère lady Eirik n’avait pas perdu son bon sens, même après toutes ces années, loin des mortels. Son héritier avait toujours songé qu’elle aurait fait une merveilleuse Directrice pour le Réseau. Mais, elle n’avait pas voulu prendre part, même après le décès de sa belle-fille.
Eliott croisa ses mains avant de les poser devant lui. La chevalière de sa famille luisait à la lueur des bougies. Le loup blanc était leur amblème depuis le haut moyen âge. Ils venaient de l’eau et de la glace. Lui n’avait jamais laissé ses passions le guider après avoir perdu son épouse adorée.
Pour autant, il sentait son coeur se serrer d’amertume: « Je comprends très bien oui.» Il ne pouvait en vouloir à sa mère de faire preuve de sagesse. C’était probablement la vraie raison pour laquelle il venait chercher son avis. La réponse n’était pas exactement celle qu’il espérait bien entendu. Odin pouvait composer avec cela. Cependant, il lui fallait lever le moindre doute pour pouvoir avancer.
Le monde avait changé et Eirik avait changé avec lui. Mais, à présent, il se sentait usé: « Je pensais qu’il serait peut-être temps de me retirer, de prendre ma retraite, mère.» La direction du Réseau avait pris toute la place. Ce vieux loup meurtri en avait été reconnaissant. Cependant, la situation avait évolué. « Il est temps de laisser la place. » Les candidats ne manquaient pas pour le remplacer. Odin devait sans doute arrêter de croire qu’il pouvait trouver le parfait disciple. Il sonda sa traductrice du regard dans l’attente d’une autre réponse.
J'aime ces moments où des gens peuvent renouer le contact avec un défunt, avec une personne disparue, et peuvent échanger quelques mots depuis l'au-delà. J'aime entendre des mots d'amour, j'aime transmettre des paroles bienveillantes, des encouragements et des conseils… j'aime voir des sourires radieux et soulagés, des larmes de soulagement ou de joie rouler sur des joues inquiètes ou tristes… C'est presque comme si je voyais une page se tourner sous mes yeux, ou un point s'ajouter à la fin du livre. Un sentiment de clôture, et d'achevé.
Ici c'est un peu différent, j'ai l'impression que le dialogue entre mon client et sa mère n'a été que suspendu, comme s'il venait prendre le thé un dimanche avec elle, à travers moi. Mais tout se passe bien et ses questions n'ont rien d'étrange, alors je me fais medium, oracle ou messager, et fais glisser les lettres au fur et à mesure des questions et interrogations.
Après de l'amour envers son fils je ressent une fierté mêlé d'une sorte de jugement. D'attentes. De hautes attentes. La femme qui parle était quelqu'un de fort et décidé, qui ne supportait pas la faiblesse. Et qui ne comprenait pas que les autres puissent ne pas être comme elle. Je lui communique donc le message lié au mot, agrémenté de mon ressenti qui l'étoffe. Avec le temps j'ai appris à broder, à savoir associer le mot, parfois un sentiment, et souvent le sens caché derrière… un peu comme le tarot ou une simple image peut avoir plusieurs significations, et encore plus de sens lorsqu'il y en a plusieurs.
Il est étonnamment calme, en homme qui a l'air d'avoir du être en total contrôle de lui-même depuis très longtemps. Tout est mesuré et réfléchi… il prend le temps de réfléchir, et pèse ses mots. Nouvelle pause avant de reprendre. Nouvelle question. On dirait que mon client n'a pas tant besoin d'être rassuré sur le sort de sa mère, mais a besoin d'être rassuré sur son sort à lui, ses choix et ses décisions. Alors à nouveau j'attrape mes lettres, et les dépose doucement sur le tapis de velours brodé recouvrant la table.
"Securité".
N'étant pas certaine de ce qui est impliqué ou sous entendu je replonge les petits morceaux de plastique et en tire d'autres.
"Héritier".
Les deux mots s'éclairent l'un l'autre et je hoche la tête, croisant à nouveau le regard de l'homme charismatique face à moi.
Votre mère veut être sûre que si vous décidez de partir, votre héritage soit entre de bonnes mains, quelqu'un de fiable qui pourra continuer ce que vous avez construit… quelque chose dans cette idée-là. Est-ce que c'est clair pour vous? Avez-vous d'autres questions ou précisions à demander?
Lowri Conway
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