Jessica plonge lentement le téléphone portable dans la poche droite de la veste. Elle se fait la réflexion que, décidément Cline ne fait pas encore de poche adaptée, pour le nouveau format du I-phone 11. Ce n’est pas la première fois qu’ils se retrouvent à la traîne comme ça. Mais, elle a une affection pour les couleurs chez eux. Elle donne un coup de pied sur le parquet pour lancer un mouvement de rotation du fauteuil. Il tourne lentement sur lui-même pendant qu’elle fait le point avec elle-même. La crampe dans son ventre ne se décontracte pas depuis 24h.

Quand elle revient à la position de départ, son regard retombe sur le dossier ouvert sur le bureau. La photographie noir et blanc d’un mercenaire russe avec, en dessous, écrit en rouge sur blanc: “ liberté conditionnelle”. Il n’est pas de sa clientèle. Enfin, il n’est plus pour être exact. Elle a refusé l’affaire au moment des premières menaces vocales sur sa ligne professionnelle. Torres n’a pas pu lui éviter six mois fermes. Mais maintenant il court les rues de Londres. Il a déjà laissé plusieurs messages.

_ « Non tu ne vas pas demander un garde du corps à De Santis. » Souffle-t-elle en affrontant la face patibulaire sur le papier. Elle referme le dossier avec l’agressivité d’une tigresse. Se laisser dominer par la peur ? Elle ? Hors de question. « Ca ne va pas la tête.... »

Jess se lève et tire énergiquement sur les pans de la veste. Elle écarte les mèches rousses rebelles de son visage. Elle éteint l’ordinateur central et range les dossiers. Pour endiguer les milles et une pensées sombres qui la taraude elle décide d’aller boire ce verre chez le médecin. D'ordinaire elle évacu tout ça dans une boîte de nuit. Souvent à la Propaganda, celle d’Anton, où elle aime bien aller. Mais là… La vérité c’est que rien que, l’idée d’aller dans un club ce soir lui fiche la frousse.

Dans la même idée elle snob les transports en commun ou sa propre voiture. L’option du taxi est la plus sûre. Elle fournit une fausse adresse à un carrefour du cabinet. Ce n’est pas un lieu qui doit être cartographier. Il fonctionne parce que seuls les gens qui en ont besoin le trouve. Ca l’avocate en a conscience. Elle n’a pas intérêt à ce que ce repaire tombe. Exactement comme celui de Gabriel. La course se règle à l’intérieur du véhicule.

Les rues dans le coin sont un peu animées. Il y a des petits commerces qui ouvrent tard le soir pour les travailleurs. Les gens sont dehors, sur les trottoirs ils papotent. C’est l’été et tout est décalé à cette période. Keenan évite de se faire trop voir dans ce coin. Ce n’est pas sa zone. Elle ne veut pas que le bouche à oreille la vende. Elle longe les murs, silencieuse et rapide. L’interphone, elle pousse la porte à deux main. Malgré la fatigue Jessy dénigre l'ascenseur et prend l’escalier. Elle frappe deux coups à la porte et patiente en regardant tout de même bien autour d’elle. Dès que la porte s'entrouvre elle s’impose vive, pour entrer et avancer loin de la porte. Sa désinvolture est moins naturelle.

_ « Choses promise… Avez-vous de quoi faire une vodka tonic ? » Dit-elle alors qu’ils sont encore dans le couloir. Elle s’arrête, détend un peu ses muscles, en affichant un sourire à la Keenan.

Son regard passe sur l’homme. Elle ne se souvenait pas qu’il avait cette allure la dernière fois. Puis elle se détourne pour aller directement vers le bureau du docteur Hawkins. La mémoire lui revient à mesure qu’elle voit le décor. Elle cache un frisson en retirant son manteau en pleine marche. Elle l’abandonne sur le dos d’un fauteuil. Elle a le costume de la tigresse qu’elle porte les jours de plaidoirie. Mais là c’est faussé. Un peu trop nerveuse pour rester en place sur une chaise elle déambule un peu. Elle fait mine de s'intéresser aux cadres.

« Vous étiez pas mal plus jeune. » Le taquine-t-elle en scrutant un cliché en noir et blanc. On y voit Hawkins et quelques hommes en blouse blanche.

Keenan concéda à son hôte l’idée d’un scotch. Elle n’est pas une grande buveuse du liquide ambré. Mais pourquoi pas déroger pour une fois. Elle a une petite affection pour cette boisson d’homme, qu’elle associe à son grand-père maternel. Pendant qu’Hawkins s’en occupe, elle finit le tour du propriétaire, notant l’absence de caméras de surveillance. En tant qu’avocate et connaissant la clientèle qui vient ici, Jess le lui aurait recommandé.

_ « Où est-ce que c’était ? » Demanda-t-elle en délaissant la rétrospective.

Quand cet homme s’était occupé d’elle Jessica n’avait pas manqué de se renseigner sur lui. Pour elle ce n’est pas compliqué. Entre ses contacts au parquet, dans la police ou dans la mafia elle peut avoir des informations. Liam est un loup solitaire, comme on en trouve dans cette ville corrompue. Il se tient loin des sales affaires. Mais il aide sans faire de distinction. Un vrai chevalier blanc de prime abord, plein de bonne volonté comme Lemoine.

_ « A votre avis comment je vais ? » Le petit ton sarcastique ne suffit pas. La rouquine l'assortie donc d’un sourire narquois. La question lui paraît superflue. Il sait dans quelle situation elle se trouve. L’homme qui l’avait agressé est libre comme l’air. Tout laisse à penser qu’il va lui rendre visite. Ce n’est pas la situation la plus idéale. Pour la toute première fois de sa carrière elle n’est pas tranquille. « Tores n’a rien voulu me dire sur le dossier. Je suis dans le flou total. Génial, non ?! » Elle boit une bonne gorgée d’alcool sans sourciller. Ce n’est pas ça qui peut démonter un foie rompue aux soirées Jet-Set depuis quinze ans. Jess est issue de cette jeunesse dorée américaine qui n’écoute pas les limites. Heureusement que le travail l’a amenée loin de ses fréquentations de jeunesse d’ailleurs.

L'ancienne patiente parcourt la pièce et se met à son aise dans un des fauteuils devant le bureau du médecin. Elle croise automatiquement les cuisses. A cette heure nocturne le tailleur devient une prison de tissu. Quand elle est stressée c’est pire. Jessica se contorsionne. Elle inspire à fond en cambrant les reins. Dans ces moments là elle rêve d’une semaine de plage brûlante, de tequila frappée, et de sexe. A se demander ce qu’elle fait sur cette île parfois.

_ « Quoi ? » La question la surprit un peu. « Oui. » Elle avala ensuite une rasade. La saveur colle sur la langue. Dans un coin de son esprit, Jessy se souvient qu’elle a pris le dernier coupe-faim à midi. Le paquet est terminé. Elle a oublié d’en redemander à son copain pharmacien. « Je suis en congé mardi prochain. » C’est le congé d’été annuel que le cabinet central pousse à prendre. Keenan ne se plaint pas d’avoir des vacances. Elle apprécie profondément les temps d’oisiveté. Cette année elle n’a rien préparé de spécial. Entre les différentes affaires qu’elle a sur le feu elle a été débordée. « Pourquoi ? Vous avez une prescription Doc ? » La moquerie est l’arme principale de cette tigresse, surtout quand elle est moins sûre d’elle. Mais, elle est encore charmante au fond, souriant avec cette intention séductrice, qui n'est jamais loin quand il y a un mâle.

_ « Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Peut-être L.A. » Mais c’est sans grande conviction qu’elle évoque le plan de famille. Non, dans son idée, Ibiza ou bien une île comme Hawaii. Un endroit où elle n’aurait pas de compte à rendre, à personne, juste à s’amuser. Quelque part où elle arriverait à oublier Londres, les soucis, tout. « Ca vous arrive de prendre des vacances Liam ? » La taquinerie n’est pas méchante et elle fait diversion, parfait.

Tout ce que cette jeune femme sait de l’Afrique se trouve dans des spa hors de prix au milieu des zones désertiques. Elle n’a jamais voyagé sur ce continent. Il ne l’attire pas. En fait, c’est le principe du voyage, qui ne l’attire pas. Peut-être parce qu’elle a passé son enfance à rejoindre ses parents dans des villes exotiques pour passer son temps à les attendre ? Elle a quelques lieux fétiches, ses repères de tigresse et elle s’y tient. Elle est curieuse d’en savoir plus. Mais un instinct émotionnel l’encourage à attendre.

Oui, Keenan est consciente que c’est un cas de figure ordinaire dans son métier. Tout bon avocat obtient son lot de vengeur. C’est ce qui se nomme la rançon du succès.

_ « Une protection. A qui ? La police ? » Demande-t-elle à ce bon samaritain avec ironie. La police londonienne n’est plus clean depuis très longtemps. Les chevaliers d’Arthur n’ont même plus droit de citer dans les écoles. « La police rêve plutôt que je disparaisse. » Jessica n’a aucune illusion sur sa valeur. Elle est une épine pour les deux camps. Les bons parce qu’elle les empêche de faire leur travail. Le mauvais parce qu’elle en sait trop sur eux. « On ne se protège pas vraiment de ce genre de mauvais garçon. » Bravache pour se cacher sa peur.

Devant une main qui se tend la belle tend le verre par réflexe. Le médecin réussi à la prendre au dépourvu.

_ « A cette heure-ci ? Ce n’est pas votre heure pour aller au lit ? » Le cherche-t-elle bien entendu. Elle n’est pas idiote. Un médecin a des horaires décousus comme une avocate qui s’occupe des hors la loi. Intriguée, Jess le regarde faire et l’imite sans se presser. Elle va attraper son manteau amusée par ce retournement. « J’ai une sainte horreur des médecins. » Rétorque-t-elle mi figue mi raisin. Le passif médical de Jessica Keean est complexe, lourd. Il a sans doute pu trouver: avortement, lavement, les erreurs de sa jeunesse flambée. Le rapport avec le médecin est obligatoirement moins agréable. Personne ne l’a détrompé, à par lui ce soir là.

Elle va à sa suite dans cette demeure inconnue. Elle n’a pas d'appréhension. Hawinks est un homme honnête. Elle peut le sentir. C’est probablement ce qui l’a poussé à venir le voir. Elle observe les lieux. Elle note les détails et fait des déductions personnelles sur lui et sur sa vie.

_ « Vous connaissez une bonne thalasso dans le coin ? » Elle se fige en voyant le modèle de la voiture que lui présente Liam. Aston Martin 1942. C’est une voiture rare. Elle passe devant le doc lui décoche un sourire joueur et se baisse pour entrer dans le véhicule. Une fois assise elle caresse la texture du siège. Elle attend qu’il soit en place et annonce. « La même que “papa”! » Son rire éclate franchement. On dirait qu’elle s’amuse. Elle s’enfonce dans le siège avec un petit sourire de chasseuse curieuse. « Où est-ce que l’on va ? » Elle attrape son téléphone et attend d’avoir l’adresse pour la rentrer dans le moteur de recherche. Autant ne pas être totalement déroutée.

Le docteur Hawkins est imperturbable et calme. D’ailleurs il ne réagit pas exactement comme le prévoit sa patiente. Il ne panique pas. Au contraire, il relativise et contextualisé. Tant et si bien que Jess se dit qu’il n’a strictement aucune idée de ce qui se passe dans les bas-fonds de Londres. Elle ne va pas lui donner raison. Il y a de vrai raisons d’avoir peur. Que cet homme pense résoudre le problème avec de l’argent c’est idéaliste. L’argent ne fait pas tout. Elle le sait, pour avoir vu des criminels accepter la prison pour y retrouver leur ennemi juré. Le but étant de le liquider. Les policiers ne font plus peur.

_ « En fait, vous vous moquez totalement, qu’on me retrouve écartelée dans mon bain. » Déclame Jess qui ne manque pas d’imagination quand il s’agit de souffrir. Bien entendu, on l’avait prévenue. Plusieurs personnes l’avaient mise en garde. Mais autant renoncer tout de suite que d’avoir peur de son ombre toute sa vie. « Si ça tourne mal je veux que ce soit vous qui fassiez mon autopsie. Pas un des gars de la Yard. » Elle les voit prendre du plaisir à la charcuter post-mortem. Elle devine les commentaires et les rires gras. Une moue écoeurée lui vient. Elle la remplace par un sourire en coin. Un petit air sarcastique. Elle n’a aucune illusion. La politesse de Liam fait partie de lui.

« Oh tant que vous ne cherchez pas à “me sauver de moi-même” je veux bien venir boire un verre de temps en temps. » Oui, la rouquine est désinvolte. C’est ainsi qu’elle s’est forgée. Elle a résisté à tous, les médecins, les psychiatres, les éducateurs. Malgré leurs diplômes ils ne comprennent pas l’essentiel. Tout ce qu’elle veut. Ce qu’elle veut absolument c’est profiter du temps passé sur Terre comme elle l’entend. « La prochaine fois, c’est vous qui viendrez à la maison. J’ai un Brandy dont vous me direz des nouvelles. »

Ils se déplacent dans les méandres de la maison. Keenan ne discerne pas d’autres signes de vie. Encore un vieux solitaire endurci par la vie. Ce n’est pas contradictoire avec ce qu’il dégage. Mais est-il aussi sage qu’il le paraît ? Jessica aime gratter derrière les masques neutres. Elle aime être le diable vêtu de Prada.

_ « Aucune carte… non. Haha ! » Jessica observe le profil du conducteur. Puis elle se laisse retomber contre le dossier du siège. Elle croise ses jambes par habitude. Elle cherche où mettre la climatisation. Mais le modèle n’a pas été conçu avec à l'origine. « Qui roule encore avec une voiture sans clim’ ? » S'interroge-t-elle moqueuse alors qu’ils dévient pour abandonner le périphérique de la métropole. Keenan range son téléphone dans une poche du sac-à-main. « On verra bien. » De toute manière, elle est curieuse. La première idée qui lui vient c’est une cabane dans les bois. Le genre qu’ont les chasseurs, avec un poêle et un lit de camp.

Le calme de l’habitacle dérange la jeune femme. Elle allume le vieux poste de radio. La voix atone d’un analyste provoque un froncement de nez. Les débats intellectuels entre petits experts, à l’égo défaillant, très peu pour elle. Elle arrête son choix sur une station d’électro dub qu’elle met en fond. Pour parer toute place à l’ennui Jessica attrape sa tablette. Elle active un de ses compte perso pour rattraper son retard de la semaine dans l’actualité “pop”. Il y a quelques journalistes dont elle apprécie la plume. Elle débute avec la page de June, chroniqueuse mondaine à la langue bien pendue, et une des rares amies encore dans les parages.

“Bien”. Est donc la seule réaction que Keenan arrive à obtenir de son interlocuteur. Elle le regarde avec son sourire de tigresse provocatrice. Même quelque part, en elle ce “Bien” impose l’image de son paternel. Un homme solide, sévère et autoritaire. Il réagit aux événements avec la même placidité exaspérante. Lorsqu’elle lui avait annoncé être majeure de promo l’année de son diplôme “bien” est tout ce qu’il avait daigné lui dire.

_ « Oui. Ca se voit... » Rétorque la rousse qui ne se retient pas de le charrier. Puisque cela ne lui fait aucun effet elle n’a qu’à en profiter. C’est sa méthode personnelle pour décharger les émotions. Cependant, c’est moins efficace, quand la personne qui est en face ne donne pas un minimum de répondant. Jess sait qu’il lui faudrait une activité sportive défouloir. Autre chose que des échanges sexuels avec des “matchs”. Mais, elle ne se penche pas sérieusement sur la question. Elle n’a pas le temps.

Jessica lève les yeux de l’écran lorsque la musique est coupée. L’indignation se peint sur son visage. Elle scrute le profil du conducteur avec une point d'animosité. Puis, butée, elle s’enfonce dans son siège. Peut-être n’est-ce pas une si bonne chose d’être curieuse. Elle décroise, puis recroise ses cuisses avec agacement mais retient ses remarques. Ils restent dans le silence. Elle subit le calme sans broncher. Même si son esprit carbure d’autant plus vite maintenant.

Progressivement, la 6G ralentie. La connexion peine à se maintenir. Keenan voit la panne sec arriver. Elle sauvegarde ses données et range son téléphone. Voilà un autre élément qui l’encourage dans une humeur sombre. Contrainte et forcée elle se met à regarder le paysage. Ils sont en pleine campagne. Quand la voiture freine Jess se sent presque soulagée. Elle attrape son sac au vol et sort rapidement.

_ « Laissez-moi deviner : la maison de famille ? » Elle prend les devant d’un bon pas. Il fait frais. Jessica ne traîne jamais. Elle se décale pour qu’Hawkins ouvre et découvre le corridore. Le style petite bourgeoisie anglaise lui tire un sourire narquois. Elle connaît bien ce genre bicoque.

_ « Une promenade ? » La raillerie est directe. Ce n’est pas du tout ce qu’elle a en tête. Il n’y a rien de précis. Mais une promenade dans la cambrousse à cette heure-ci. Le canapé est plus tentant. Elle observe Liam. Même s’il ne le dit pas, elle sent qu’il la défi. Bien entendu elle ne peut pas résister. Mais, elle regarde ses talons de ville. Ce n’est pas adapté. Elle va se fouler une cheville ou bousiller la paire. « Ok. Mais il me faut d’autres chaussures. » Jess croise alors ses bras contre sa poitrine. Avec un peu de chance, il en aura pas, et ils resteront dans où ils sont. Mais, bizarrement, elle n’y croit pas trop. Il a l’air de savoir ce qu’il veut ce doc.

Mr Hawkins aime avoir une réponse à tout. C’est ce que se dit l’avocate en le regardant aller lui chercher des habits. Jess marche lentement. Elle patiente en observant ce qu’il y a autour d’elle. Facile d’imaginer une vie de famille ici. Quelque-chose de banal. Elle se projette. Mais cela lui paraît toujours abscon. La “maison de famille” des Keenan est une propriété gigantesque dans le quartier le plus huppé de Los Angeles. A moins que ce soir l’énorme ranch implanté à Dallas. Ou encore, la superbe demeure Victorienne à Washington, où se trouver sa mère en ce moment. Des lieux aussi vastes… que vides.

_ « Hum. » Sceptique Jess prend les vêtements de cette inconnue avec elle. Elle lance un regard vers la chambre d’amis et finalement s’y enferme. Elle balance ses talons sur le parquet, soulagée d’une tension musculaire. Quitter le tailleur lui fait du bien. Si bien qu’elle savoure quelques minutes la liberté retrouvée et déambule dans la pièce en simple sous-vêtements. Elle s’assoit au bord du lit, teste la résistance du matelas.

_ « Votre fille devrait regarder chez Icebreaker. Ils ont une bonne gamme pour femme sportive. Elle a la morphologie parfaite. » De quoi être un peu curieuse concernant la morphologie de cette individue.

La métamorphose de la Tigresse est faite. Les cheveux relâchés en natte qui repose paresseuse sur l’épaule. Le torse libéré de la pression. Ce n’est pas du tout le style de Keenan. Mais, elle le porte bien. Elle repasse son par-dessus sans conviction. La lampe provoque un rictus encore narquois. Cependant, elle sort avec lui et obéit. Jess est plus coureuse que marcheuse. Elle écoute la faune nocturne, le calme de la campagne qui l’angoisse un peu.

_ « Au pire, il a un médecin dans le coin. Vous jouerez les secouristes. » Marmonne-t-elle en s’appuyant sur Liam. « Vous savez où nous allons bien sûre... » Nargue-t-elle en venant sur la droite. La remarque aux accents de développement personnel la fait ricaner tout bas. « Je sais très bien où est mon nombril. Merci ! » La foulée de Jessica s’allonge naturellement, automatiquement. Elle diffuse cette énergie de femme active et impossible à arrêter. « Tout le monde n’a pas besoin de faire de l’introspection. Personnellement, je trouve que ça fait tourner en rond. » Pour quelqu’un comme elle si cartésienne et pragmatique cela équivaut à une perte de temps. Or le temps est précieux. Un autre aspect qu’elle ne dit pas tout haut est que c’est dangereux. « Non, ce qu’il me faudrait c’est une bonne dose de soleil, des sangrias et un bon masseur. » Un homme avec des grandes mains bien agiles capables de défaire la raideur dans son cou. Si en plus il sait manier les autres parties ce serait parfait. Voilà un plan à la Keenan.

La campagne ici est calme. Il n’y a pas un chat aux alentours. C’est trop paisible pour la jeune femme. Il n’y a pas de lumières non plus. Ce noir, sans lumière artificielle, ramène la rouquine à une peur d’enfance. Elle sent la pression au fond de sa poitrine. Alors elle ralentit pour se rapprocher du seul autre être humain dans les environs.

_ « Il n’y a pas grand chose dans le coin. » Commente-elle avant tout pour combler le vide nocturne. « C’est là que vous viendrez faire vos vieux jours ? » Ricane la rouquine en imaginant le bon docteur entamer des puzzles avec un plaid sur les genoux.

Jessica ne dit rien. Un sentiment de jalousie lui pique la gorge un quart de seconde. Aucun des Keenan ne savent manifester de la fierté ou ne serait-ce qu’un intérêt pour ce qu’elle fait. Sa mère se concentre à dilapider une fortune que son père accumule de façon maladive. Pour ce qui est de son frère ils vivent à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Leurs vies sont trop différentes. Ils ne se comprennent pas.

La promenade se fait lentement. Pour ne pas être trop distancée la rouquine se met à ralentir. Elle se retrouve à marcher. Cela fait un moment qu’elle n’a pas marché au lieu de courir. Impossible lorsque l’on veut tenir le planning.

_ « A vous écouter on a peur de tout. » Rétorque la jeune femme sans se laisser atteindre. Elle ne cherche pas à faire semblant. Il n’y a pas de témoin. Elle n’est pas sûre non plus d’avoir envie de débattre avec lui. Ils ont des parcours différents. Elle sent chez lui un humanisme qu’elle n’a jamais eu la chance de ressentir. Les autres lui ont plus souvent fait du mal que du bien. Elle voit clairement les choses.

Jess a deviné le passé de Liam avant qu’il le partage avec elle. Mais pour sa part la guerre est quelque-chose d’abstrait. C’est quelque-chose qui se quantifie en fonction des gains et des pertes dans la vente des armes. C’est un effet sur la Bourse de Londres ou de New-York. Ceux sont des nouveaux contrats qui tombent. Mais elle ferme la porte aux sentiments ou bien aux émotions. L’empathie est difficile d’accès pour elle.

_ « Je comprends. » Intellectuellement l’idée est simple à envisager. Chaque individu cherche un endroit où il est protégé de la violence du monde qui l’entoure. Les assassins aussi cherchent des sanctuaires. « Il vaut mieux se concentrer sur ça. » Tout le monde a aussi sa propre méthode pour garder pied. Pour elle, c’est simple, elle danse, elle baise avec des inconnus et elle dépensé des centaines de livres dans des habits. _ « A vous écouter on a peur de tout. »

_ « 56 ? Vous avez aussi l’âge de ma mère. Ce n’est pas si vieux. » Mais Mrs Keenan est à des années lumières du concept de retraite. Elle est l’incarnation pure de la roturière américaine. Elle n’entend rien au fait que sa seule fille ait pris un travail. Pour elle Jess avait tout pour être une star des médias, ou encore une top-modèle, mais une avocate ! « J’ai une sorte d’admiration pour vous Liam. Vraiment. Il en faut des commes vous. Des gens qui croient en l’être humain et qui ont envie d’aider. Je suis sincère. » Reconnaît la Tigresse sans sourire maintenant. Le médecin ressemble à un bon ami à lui. Un homme simple, avec des désirs simples, qui lui aussi n’attend rien d’elle. « C’est simplement que ce que vous appelez une retraite paisible pour moi c’est une mort lente. » Jess contourne une pierre et revient près de Liam. « Je vois ça chaque fois que je retourne à LA. Honnêtement je préfère disparaître avant de tomber dans ça. Mais ce n’est qu’un avis. » Vers seize, dix-sept ans, elle a eu un élan de lucidité sur le vide de sa propre existence. La finitude d’une vie pourrie l’absence d’affection et de sens. Elle était allée chercher la boîte de lexomyl de sa mère dans la salle de bain. Mais Paula, la domestique, l’avait trouvée avant qu’elle ait le temps de finir.

A présent c’est autre chose. Jessica ne veut plus mettre de fin. Ou plutôt, elle n’a pas envie de souffrir. Ce monstre en colère qui court les rues rongé par la colère lui fait peur. Pas parce qu’il pourrait mettre fin. Mais parce qu’il aurait le temps de lui faire du mal.

_ « Ca n’empêche pas que l’être humain est fait pour la violence avant le reste. Vous l’avez dit vous-même. » Elle enfonce ses mains dans les poches. « Vous avez du café en stock j’espère... »

Keenan ne dit rien. Elle est au clair sur ce qu’elle attend de la vie. Elle sait satisfaire les désirs les plus simples qui viennent. Ce n’est pas une personne qui se considère comme quelqu’un de complexe. D’ailleurs elle reconnait sans complexe ses défauts les plus flagrants. Contrairement à beaucoup de monde elle n’aspire pas du tout à la perfection. C’est trop ennuyeux.

_ « Vous y arrivez ? » Demanda la rousse avec humour.

Jess a un peu l’impression de marcher à côté, d’un professeur d’université, ou d’un vieux sage. C’est amusant de se retrouver dans une conversation de ce genre au beau milieu de nul part. Même si elle est plus incline à partager des choses moins cérébrales avec ses aînés.

_ « Il faut de tout. » Une façon neutre de ne pas aller vers la critique directe. C’est un début en soit.

Dans la nuit il est plus aisé de se cacher. La rouquine a un sourire taquin qui lui vient en écoutant Liam. Il a raison de dire qu’ils ne fonctionnent pas de la même façon.

_ « Je ne suis pas certaine d’avoir envie d’attendre pour le voir. Vieillir, ça ne me tente pas du tout. Ca n’a jamais été dans mes plans. » Reconnaît-elle donc sans retenue. Pour elle la mort n’est pas tabou. C’est un élément avec lequel il faut exister. Cela fait longtemps que Jessica est déterminée à choisir les conditions de la fin de son existence. Ce dont elle est sûre c’est qu’elle n’a pas envie de faire de vieux os. Elle n’attend pas après les années. Elle cherche plutôt à les consommer le plus vite possible. « Vous en profiterez pour nous deux le moment venu. » De son côté la rouquine attend surtout de voir qui va avoir sa peau le premier, elle ou quelqu’un d’autre.

Plus ils discutent et plus le discours du médecin a un côté Rousseau ou Montesquieu. Les penseurs que la jeune femme avait du lire pendant son cycle d’études. Elle ne nie pas le côté philosophique de la chose. C’est seulement que la philosophie est pour les belles idées et non pour la réalité. L’avocate trouve cocasse que ce soit un médecin du salut qui prône l’intelligence humaine.

_ « Je trouve votre optimisme très beau. En quelque sorte. » Pour un cinquantenaire en plus c’est admirable, aux yeux d’une cartésienne. « Vous allez dire que je cherche à vous contredire. Mais je n’y crois pas. On reste dominé par ses émotions et ses envies. On peut se donner tous les codes sociaux qu’on veut. Au final on reste des animaux domestiqués agités par le besoin de sentir la chair de l’autre. » Bien sûre c’est une analyse plus crue. Il n’y a pas de poésie sur les belles capacités de l’être humain. Keenan a plus vue des bêtes sauvages que des anges sur cette terre.

La tasse en métal finit dans la main de la jeune femme. Elle approche le liquide de ses lèvres avec un petit sourire. C’est décidément de mieux en mieux, pas de wifi, la campagne, une balade, du thé. A ce rythme ils vont bientôt se retrouver devant le feu de cheminée à jouer aux cartes. Jess prend une gorgée.

_ « Pourquoi vous voulez m’aider Liam ? » L’altruisme chevaleresque est faite pour les romans. « Je ne suis même pas une gentille fille! » Objecte-elle en riant d'autodérision.