Pourquoi était-ce si compliqué de simplement aller emprunter un livre à la bibliothèque ? Tout avait bien commencé pourtant, un réveil qui semblait étrangement calme, étrangement simple ; encore à moitié endormi, il était allée s'asseoir dans la cuisine. S'était fait un café, un toast avec une fine couche de beurre, avait décortiqué une orange en s'aidant du couteau le plus fin en sa possession. Une matinée parfaitement réglée, trop réglée même ; il lui avait fallut un moment pour comprendre d'où venait cette sensation d'étrangeté. C'était en se retrouvant devant son armoire qu'il avait saisi : aucune protestation quand il s'était saisi d'un jean simple et d'une chemise grise, pas d'Ash pour râler sur le manque de couleur, pas de Shirley pour déplorer ses talons noirs, pas de Lohan pour demander ses bracelets de force. Ce matin-là, sa tête était... Curieusement vide. Reposant, mais inquiétant.

Malgré tout, Randall n'avait pas hésité à se saisir de cette occasion et d'une bonne paire de chaussure afin d'aller chercher les livres qu'il avait réservé à la bibliothèque. Mission simple. Claire. Précise. A priori, absolument AUCUNE raison de se retrouver perdu, en fin d'après-midi, le ventre vide, au sud-est de la ville, dans un quartier qu'il connaissait à peine. Mais évidemment, EVIDEMMENT, il fallait que ça arrive, n'est-ce pas ?

Tout d'abord, ça avait été Rainbow. Le bruit d'une voiture de police passant dans les rue de Tottenham l'avait fait sursauter, et soudain l'enfant s'était retrouvé aux commandes, perdus dans une rue passante, paniqué à l'idée de partir seul en ville. Évidemment, dans le stress... Il s'était trompé de bus.

Heureusement que Shirley était là pour reprendre le contrôle. Plus calme, elle s'était installé à ses côté, co-contrôlant le corps afin de les emmener à bon port, en profitant pour faire une pause dans un supermarché pour acheter à Rainbow un paquet de mouchoir pour essuyer ses yeux rouges et une barre de chocolat pour lae réconforter. Évidemment, le trajet avait été rallongé par toutes ces étapes. Mais comme la bibliothèque était un lieu calme et qu'il y avait un rayon bande-dessinée fourni, l'idée était plus supportable pour le jeune esprit de Rainbow.

Mais peu avant d'arriver à la bibliothèque, un homme les avait sifflé, faisant une remarque sur leur déhanché. Sous la confusion, Rainbow s'était effacé, Shirley était restée figée, et sans grande transition, c'est la colère de Lohan qui avait pris le dessus. L'homme ne s'attendait certainement pas à un tel déferlement de violence verbale en s'adressant à la petite forme voûtée qui longeait les murs avec un sourire rêveur ; malgré tout, même avec toute son impétuosité, leur manque de muscle rendait assez peu crédible ses menaces, et les agresseurs étaient partis en riant. Le pire, pour Lohan, le pire – ils l'avaient vraiment pris pour une femme ?

Alors que Shirley l'interpellait sur les bases sexistes de son raisonnement, Lohan, toujours en plein contrôle, avait fait immédiatement demi-tour – hors de question d'aller à la BIBLIOTHÈQUE. Ou alors pour casser leur étagères débiles. Quelle bande de nerds... Les abrutis. Errant au hasard dans les rues, il était allé s'installer sur le muret entourant un parc, allumant rageusement une cigarette en prenant sa pause la plus menaçante. Difficile, évidemment, quand sa tenue avait était choisie par Randall-roi-des-nerds, mais on faisait avec. Il ébouriffe avec colère ses cheveux pour avoir l'air plus crédible, et hésite un moment à manger la fin de la barre de chocolat de Rainbow, par pure mesquinerie...

Jusqu'à ce que Shirley intervienne, outrée par l'idée -UN ENFANT, LOHAN, C'EST UN ENFANT- et ne revienne co-contrôler. Un immense mal de crâne commençait à vriller leurs tempes, et les gens commençait à les regarder bizarrement à force de les voir regarder dans le vide ; d'un commun accord, ils se remirent en route. Même Lohan, un peu calmé, devait bien admettre que refaire un trajet pareil pour simplement retirer des livres, c'était difficile ; ils finirent donc par atteindre la bibliothèque. Pas pour bien longtemps, ceci dit. Lohan ne supportant pas l'endroit, il repartit immédiatement en sens inverse. C'est cependant à ce moment-là que la faim, en plus du mal de crâne, commença à se pointer et soudainement une odeur de friture fit monter l'envie à Lohan... Ash, fit monter l'envie à Ash de retourner à l'endroit où elle avait mangé un burger vegan avec une amie la dernière fois. Ils venaient de recevoir leur paye, l'occasion rêvée pour la dépenser, non ?

Ignorant les protestations combinées de Randall et de Shirley -ce mal de crâne, bon sang, ce mal de crâne-, Lohan se reposant bien au chaud en arrière plan, elle prit la route. Évidemment, sans son skate, c'était plus long. Un accord finit par être trouvé -un menu étudiant pour se féliciter de leur dernière note -MA dernière note, disait Randall- ne pouvait être refusé, n'est-ce pas ?

Et le voici à l'autre bout de la ville. Devant une boutique fermée. La déception les fit reprendre la route -mal de crâne, mal aux pieds, et avec ces stupides livres, mal au dos-. Randall, reprenant peu à peu ses esprits et par la même occasion, son rôle d'hôte, finit par s'arrêter dans un parc. Avalant un des efferalgan à 50 cts qu'il avait toujours sur lui, il profita de cette pause bien méritée pour noter quelques petites phrases ronchonnes dans son journal de pensée -outil utile pour pallier les barrières mémorielle qui le séparaient encore de certains de ses alters. Le reste de sa journée fut plus calme. Bien que tout semble toujours relativement agité dans un coin de sa tête, il réussissait à se concentrer sur les livres qu'il avait emprunté, et même à prendre quelques notes – il faisait bon, un petit vent remuait les branches des arbres au-dessus de sa tête, et même s'il n'était plus vraiment en état de retenir grand chose à ce qu'il lisait, le simple fait de tourner les pages à un rythme régulier le réconfortait.

C'est en levant le nez qu'un nouvelle perturbation arriva, sous la forme d'un panneau indiquant « exposition voiture ancienne – 300m, london motor museum ». Sentant Anton bondir au fond de son esprit, il s'était levé avec un soupir. Tout le monde avait eu son moment, n'est-ce pas ? Pas forcément agréable...Mais son moment. Et puis, c'était difficile de leur résister, aux deux petits. Et puis, les vieilles voitures, c'était sympa, non ? Quelqu'un avait une protestation ? Apparemment non. Personne ne se montrant pour protester, et la journée étant de toute façon bien entamée, trop entamée pour vraiment travailler sur leurs études, autant essayer de sauver cette journée pourrie.

Les voilà donc, dans un quartier quasiment inconnu, à grignoter la fin de leur barre de chocolat pour calmer un estomac en pleines vocalises, se dirigeant vers un musée inconnu. Arrivé sur place, grommelant intérieurement de ne pas pouvoir prendre de tarif enfant alors qu'il n'allait clairement pas profiter de grand chose, il se dirigea vers la première salle.

C'est à ce moment-là qu'Anton sauta vers l'avant, laissant Randall essayer de co-contrôler, un peu paniqué, l'enfant qui marchait à petit pas d'une voiture à l'autre, s'arrêtant de temps en temps pour prendre un croquis soigné mais maladroit d'un modèle particulièrement brillant. Le nez dans son cahier, il ne se rendit pas compte immédiatement d'où il allait, heurtant une autre personne. Meilleur défense dans son esprit d'enfant – l'attaque. Levant un petit nez effronté vers la personne qu'il venait de heurter, il pris un air outré pour dire :

-Enfin monsieur, vous pourriez faire attention !

Confus, perdu, Randall essaya de reprendre un peu ses esprits. Anton, réalisant son erreur, tentant de reprendre la parole malgré la dissociation qui brouillait ses esprits, tenta de prendre un ton plus adulte, d'imiter, tant bien que mal, l'hôte.

-Non, je veux dire... Pardon. Je me suis perdu. Dans mes pensées je veux dire -trop long, trop long, arrête d'hésiter- je... Vous aimez les voitures aussi ?

Journée de merde.

Alors que la dissociation faisait bourdonner son crâne et que son regard se perdait dans le vide, Randall et Anton perdent un peu le fil de la conversation. Ils paniquent à l'unisson en se rendant compte qu'on les regarde dans les yeux d'un air poli et mondain, comme attendant une réponse.

Anton reste un instant les yeux écarquillés, fixant son interlocuteur dans les yeux, absolument terrifié à l'idée de se ridiculiser devant un adulte. « Passer le temps », voilà ce qu'il avait retenu. Passer le temps... Passer le temps dans un musée ? Il venait passer le temps ? Qui passait le temps ? Lui ? Eux ? Les autres visiteurs ? Vite, improviser.

-Oui.

Pas le choix, c'était lui qui était en contrôle. De toute façon, Anton était certain de pouvoir aisément faire la conversation à un adulte – personne ne pourrait jamais deviner, c'était certain. Gonflant le torse et fier de la mission qui lui était assignée -protéger le système, ne pas être découvert- Anton suit le regard de la personne qui lui a adressé la parole. Quitte à se répéter, il articule avec soin :

-J'aime beaucoup les voitures. Celle-ci est bien, parce qu'elle est brune et qu'elle a un moteur ancien. J'aime beaucoup les moteurs anciens. On dirait... Des immeubles mis par terre ?

Essayant de mimer la forme avec ses mains, Anton finit par renoncer. Il fouille son carnet, passant le croquis détaillés de Randall, les dessins à l'encre de Shirley et les pages fleuries d'Ash pour s'arrêter sur un de ses dessins à lui, maladroit mais appliqué, représentant un schéma du fonctionnement d'un vieux moteur.

-Comme ça. J'espère qu'on verra des moteurs ici.

Anton laisse l'inconnu admirer un instant son œuvre, très fier de lui et de ses capacités de socialisation. Il ignore volontairement Randall, qui essaye tant bien que mal de co-contrôler avec lui.

-Laisse-moi t'aider, je te jure, je te montre, on peut discuter en adulte je -Non mais si ça se trouve moi aussi je suis un adulte t'en sais rien en plus je suis dans le corps d'un adulte et je connais tous les trucs d'adulte que tu fais alors – NON MAIS C'EST PAS LE SUJET on parle pas de moteur comme ça je te dis de me faire confiance -Mais toi tu dirais rien du tout et t'irait te cacher aux toilettes alors bon c'est pas mieux – C'EST LE PLUS RAISONNABLE ANTON -Gnagnagna c'est toi le bébé Randall laisse-moi me faire des amis Shirley dit que je dois me faire des amis.

L'avantage d'être en musée, c'est que ces temps de pauses où ils reprennent difficilement pieds dans la réalité peuvent facilement être interprétés comme de l'intérêt pour les objets exposés. Anton reprend son souffle, redressant le nez.

-Vous préférez quelle voiture, dans cette salle ? Et vous préférez quel genre de voiture ? Les modernes comptent, bien sûr. J'aimerai en avoir une rouge, plus tard.

-Anton, tu ne sais pas conduire, tu ne peux pas conduire -Toi non plus mais quand t'aura le permis moi je l'aurais aussi alors hein - C'est pas une bonne idée, Anton - Je fais ce que je veux, Randall - Mais Anton -RANDALL RANDALL RANDALL -Tu es complètement immature ma parole -Arrête de me traiter comme un bébé, tout va très bien !

Il hésite un instant, mais finit par se déplacer jusqu'à la voiture suivante, sans trop savoir si c'est lui ou l'étranger qui a initié le mouvement. Il reste un moment devant le petit cartel, essayant de calculer l'âge qu'avait la voiture dans sa tête.

-Elles sont sacrément vieilles, les voitures, ici... Au fait, moi, je m'appelle...

Il grimace, soupire intérieurement à l'idée de devoir dire ça.

-...Randall.

-Misère.-