M. Eirik et M. Walsh quittaient le restaurant du Norvégien peu après quatorze heures. Le grand roux, aussi vif qu’à son habitude, ouvrait la portière passager au directeur:
« Merci Hector. » Ce jeudi se faisait principalement en extérieur. Ce qui faisait du bien. Eliott n’était pas franchement un grand casanier. A présent que le printemps arrive bientôt, il était comme les animaux, il voulait profiter de la lumière du jour. Ces journées de déplacements demandaient néanmoins beaucoup de préparation et d'organisation. L’équipe se chargeaient de prévoir absolument tout, timing, itinéraire, protection. C’était la condition sine qua non pour quitter l'Hôtel Particulier. Notre vieux loup était certainement mieux protégé que le roi d’Angleterre lui-même.

Bien sûr c’était une nécessité de service. La fonction de directeur englobait beaucoup plus de choses que dans une entreprise lambda. Le Réseau international avait besoin d’un chef de meute pour fonctionner. Donc tout le monde faisait en sorte que cela tienne, même Eliott. Pour autant, il en éprouvait une nouvelle lassitude, depuis quelque temps. L’arrivée dans son entourage d’une jeune et charmante partenaire, lui créerait des envies de liberté. L’envie d’avoir le grand luxe de l’improvisation.

« Confirmez ma présence au Gala de Charité. Dites à Ianov que je veux un entretien. » C’était la mafia serbe qui donnait le plus de travail ces temps-ci. Les organisations faisaient une sorte de relai. Il y avait tout le temps une situation à régler. Voilà pourquoi Eirik n’arrivait pas à passer à la capitale suivante. Sans compter que maintenant il voulait profiter de la présence de Gabrielle sur Londres. Il allait l’inviter à l’ambassade, ça y est, il s’était décidé.

Cela faisait un bout de temps qu’il ne s’était pas montré au club. Eliott posait son chapeau sur son crâne. Il appuyait sa canne de confort sur le bitume et attendait que son bras-droit lui ouvre la porte. C’était l’occasion de saluer le propriétaire du lieu, un homme sage et influent de la capitale. Eliott ne pouvait pas faire l’économie de cet exercice. Il devait être visible, présent, disponible, car il représentait une Force souterraine. Une fois à son aise, après avoir salué les nobles les plus emblématiques, il fit un tour de salle pour retrouver le Juge Blakemore.

Caleb était déjà dans la salle bien entendu. Fidèle au poste, depuis tant d’années, qu’ils ne les comptaient plus:
« Un plaisir, oui Caleb. » Le Norvégien se glissait devant le fauteuil. Il tirait doucement sur le tissu avant de se poser. Ces fauteuils étaient confortables. Il se faisait la rèflexion chaque fois qu’il passait. « Un gin! » Vrai dandy, en son temps, le vieux loup croisait les jambes, gracieux et élégant. D’aucun aurait pu raconter combien il avait été bel homme par le passé. Caleb était de ces rares témoins des jeunes années. Ils n’étaient plus beaucoup à pouvoir s’en souvenir.

Pour autant, Eliott était plus en forme qu'à d'autres périodes. Il avait l’air moins fatigué. Il l’était pourtant autant. Mais, la compagnie féminine était un fabuleux remède aux maux:
« Ma foi! Je suis ici. Je vais bien. Le printemps approche. J’aime cette période. » Une réponse positive car Eliott était un grand pudique concernant sa vie privée. Il n’aimait pas se plaindre et il avait une sacrée tendance à relativiser la peine. Freya, sa douce, lui avait enseigné cette modestie, avec un courage exemplaire. « Qu’en est-il pour vous ? Cette chère Malory ? » Il ne l’avait pas vue beaucoup, mais il avait un souvenir de son éducation et de son franc parlé. « Votre garçon ? Il devait aller en école de… commerce si je ne me trompe ? » Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler du prénom du jeune héritier. Il y avait des informations qui passaient moins avec le temps. Ce qui ne voulait pas dire qu’il ne voulait pas savoir. Bien au contraire, le magistrat était un homme qu’Odin suivait de près.

Le comte Leicester apportait à chaque fois un excellent cigare. Un produit qui n’était plus exporté légalement depuis quelques années. Mais, son métier lui offrait des connexions dans toutes sortes de sphères. Il avait une certaine influence dans l’ombre de la cour de Justice. C’était un homme reconnu et respecté. Le Directeur en aurait volontiers fait l’un des généraux du Réseau. Une idée qui avait été écartée depuis longtemps. Il était clair maintenant que chacun d’eux resterait d’un côté de la ligne.

« Oui. Pourtant je viens du grand froid. » Eliott venait de Norvège. Personne ne le savait. Il avait brouillé toutes les sources le concernant avec la puissance du Réseau. L’information était le pouvoir. Les adversaires ne devaient pas avoir de prise sur lui. Il avait même fait disparaître les images de sa Belle Freya. La famille de son épouse avait droit à un repos de l’âme. Il avait fait de même ensuite, pour chaque dame qui avait partagé sa vie. Il venait tout juste d’activer le processus concernant la charmante boxeuse. Que leur intimité naissante ne soit pas mise en péril. « Je le suis. » Eliott appréciait de protéger le privé. Il aurait aimé pourtant quelques fois s’exprimer sur son bonheur individuel. « Les bienfaits de la bonne compagnie. »

Eliott avait un œil très distant sur les affaires de la cour. Il avait été proche d’Elisabethe deux. Ils ont partagé des courses ensemble. Le jeune roi était moins accessible, très différent de sa mère:
« Eh bien félicitations ! Qui est la jeune femme ? » Il lui semblait avoir entendu parler d’une famille allemande. Mais, cela pouvait changer. Quant à une rébellion, c’était dans l’ordre naturel. Tout fils faisait un jour l’expérience. Eliott avait ouvert son cabinet de droit humanitaire sans aucun soutien paternel. « Qu’ils fassent leur expériences oui. » La monarchie constitutionnelle britannique était un modèle solide. L’un des derniers qui tient la route sur le continent européen. Il n’y avait pas vraiment de quoi s’inquiéter.

Le vieux loup se pencha à son tour pour saisir le gin. Il échangeait un sourire amical:
« Aux bonheurs. Oui. » Il y en avait un qui le réjouissait. La floraison de la fleur blanche. Miss Williams avait fait des progrès. Ils pourraient bientôt faire leur petite surprise. Cette idée lui tirait un petit sourire ravi. Il espérait que Caplan serait contente. « Je ne suis pas allé aux Courses depuis plus d’un an. » Tranquille, Odin regardait autour de lui, pour trouver un allume cigare. Il oubliait à chaque fois où ils étaient installés. Il en attrapait un à sa droite. Il embrassait la queue du cigare. Le parfum de tabac lui rappelait un peu les terres du sud. Il laissait aller son vieux dos cassé contre le dossier. « Sicilien ? » Le jeu de la devinette ne le laissait pas, alors qu’il allait passer la barre des sextagénéraires. « Mon père en faisait parvenir par navires. Il avait trouvé qu’en les emballant dans des peaux de bananes la conservation était assurée. » Bien souvent les anciens avaient eu de bonnes idées, trop vite oubliées au nom de la modernité.

Eliott souriait amusé. Il n’avait plus de colère envers son père à son âge. Mais sa mère lui manquait encore.
« Quand viendrez-vous découvrir la nouvelle carte du restaurant ? » Le Wolf’s House était un lieu privilégié. Eirik tenait à cet établissement. Il n’y invitait pas tout le monde. La petite Keenan attendait encore par exemple. « Venez donc avec votre Eléve. … Tyler ? Son affaire privée à faite parler par chez nous. » La connexion entre les deux hommes était tout à fait secrète. Mais la faire exister à certains regards pouvaient créer d'intéressantes réactions. Eliott pourrait vérifier quelques théories.

Dans la vie d’un hors-la-loi, l'intimité était précieuse. Cela pouvait être une faiblesse, une arme qui pouvait se retourner contre soi. Les ennemis les plus coriaces n’hésitaient pas à faire pression sur ces proches. Ils le faisaient parce que cela fonctionnait. M. Eirik était père plusieurs fois. Il avait eu des compagnes de vie. Des informations personnelles qu’il avait cadenassé et protégé avec un soin extraordinaire.

Encore ici, avec un vieux comparse, son instinct lui soufflait de ne pas en dire trop:
« Gabrielle. » Leicester ne se vexerait pas du manque de détail. Lui aussi avait des éléments de sa vie privée mis au secret. Ils savaient tous les deux comment exister dans l’ombre. Cela faisait partie des avantages. Une absence de justification pour les actions les plus étranges. « Nous verrons bien. » Odin avait tellement souffert d’amour. Il était d’une grande prudence sur ce terrain. En particulier quand son cœur commençait à ressentir de l’espoir.

Il saluait le bon sens de son interlocuteur d’un petit sourire:
« J’ai toujours apprécié votre pragmatisme Caleb. » Eliott approuvait d’un signe de tête. Quelques aristocrates étaient des membres du Réseau. D’ailleurs, à bien y réfléchir, le baron de Crawley était de cela. La manufacture d’armement dont il était propriétaire fournissait une partie de leur armurerie ici et dans d’autres régions d’Europe. « Toutes mes félicitations donc. » Un mariage était un heureux événement. C’était le genre de cérémonie à laquelle il aurait aimé assister, en tant que père.

Chacun pouvait y aller de ses privilèges. Caleb avait un visage public qui facilitait les choses. Eirik s’en servait. Il devait d’ailleurs voir comment le gang s’était réorganisé depuis l’arrestation des leurs. Cela faisait un an. Il voyait bien que les paris ne reprenaient pas aussi bien qu’avant.
« C’est bien aimable.» Peut-être que Miss Caplan voudrait voir une course de ses yeux. Eliott lui en ferait la proposition à l’occasion. Il avait envie de lui offrir toutes les expériences possibles. Tant que la sportive serait sur le territoire, il voulait profiter de chaque moment de bonheur à leur portée.

Les Caraïbes étaient l’une de ces zones où le Réseau n’avait pas autant de prise qu’il le désirait. Cela faisait des années que le Directeur voulait convaincre les insulaires de les rejoindre. Mais, ils préféraient leur indépendance. Il était bon de savoir que le Juge Blakemore avait une entrée sur ce territoire indépendantiste.
« C’est vrai. » Il suffisait de regarder la jeunesse actuelle. Eirik observait. Il voyait que l’absence de base avait un effet sur eux. Sur la façon qu’ils avaient de se construire. « Sans racine il est plus difficile de s’élever. » La métaphore de l’arbre était la plus efficace. « Notre jeunesse est un peu perdue. » Cela tenait à beaucoup de facteurs extérieurs. Mais, il y avait aussi cette ultraculture de l’individualité qui avait un effet. Comment se sentir relié à une culture, une tradition, à un passé collectif ? Quand on enjoint à exister pour son bien seul ? L’injonction était si forte. Être soi à tout prix.

Walsh notera la prochaine venue des hommes de loi au restaurant. Ce serait une bonne occasion de parler de l’avenir de Londres:
« Eh bien, nous avons appris que sa fille était vivante. » Le Réseau manquait rarement ce genre d’information. La petite Louisa Lorca est passée en dehors des radars pendant un temps. Maintenant, Keenan devait se charger de la ramener vers eux. Ce qui prenait plus de temps qu’à l’ordinaire. Mais ce n’était pas le plus dérangeant. « Archi Tyler avait des informations sur l’une de nos équipes. » Selon l’avocate Léandre n’avait pas encore mis la main dessus. Le mieux était encore que ce soit le Réseau qui en parle avec lui, histoire qu’il ait toutes les clefs en main pour prendre la bonne décision.

Tranquille, le loup observait le plateau de jeu entre eux. Il attrapait un pion des deux équipes. Il les mélange derrière son dos. Il fait enfin choisir sa couleur à son camarade de partie. A la vue de la couleur son visage s’éclaira d’un sourire.
« Mh. Commençons… »

Odin échangeait un sourire amusé, avec son ancien partenaire de jeux, dont il savait toute la curiosité. Il était sorti de son veuvage avec des femmes, que dire, des dames similaires. Elles étaient plus jeunes, issues de la haute bourgeoisie, veuve ou divorcées, cultivées, d’une culture classique. Souvent vénales, chaque fois, calculatrices avec un objectif très clair concernant l’avenir du loup.

Mademoiselle Caplan était toute autre. Or, elle lui plaisait beaucoup.
« Elle était sur un ring. Je regardai. »

« Vous serez bientôt un heureux grand-père. » L’ordre naturel était ainsi fait. La noblesse était amenée à se reproduire. C’était leur façon d’assurer le maintien de leur classe. Les traditions perduraient tant qu’elles avaient une utilité. M. Eirik était officiellement sans aucun héritier pour lui succéder dans ses affaires légales. Il avait donc convenu avec son vieux complice Maître Torres que ses biens personnels iraient à la Norvège. Personne ne pourrait sans réclamer. Car, une guerre de succession était déjà suffisamment pénible à gérer, alors deux! Ce cher Lawrence en était un témoin privilégié.

Pour ce qui était du reste, romance ou bien évolution politique, qui pouvait prédire ? Dans un domaine comme dans l’autre le Directeur ne faisait plus de calcul. Il y avait un paramètre humain qui était incalculable. Même avec son peu d’expérience, il était encore pris de cours par des choix individuels. On pouvait influencer, induire, mais jamais imposer un choix. N’était-ce pas toute la beauté de l’humanité ?

« Je n’y manquerai pas. »

Le malheur vécu par le jeune Juge Tyler était d’une triste banalité dans les affaires du Réseau. On ne comptait plus les pères assassinés au nom de la nécessité absolue. Il n’y avait pas une seule mort dont Eirik se soit félicité, toutes ces années. Certaines, bien particulières, hantaient ses pensées, venant le tirailler jusque dans le sommeil. La paix, la sérénité, ne l’approchaient que trop peu.

« Avec la rapidité avec laquelle peuvent circuler les informations, beaucoup de braves hommes meurent d’avoir été trop lents. » Les figures de styles n’étaient pas de la facétie de langage. C’était plutôt des graines, semées tout au long des rencontres. Pour que la personne concernée puisse récolter ce qui en sortirait.

Lentement, Odin tournait le plateau de jeu pour que les pièces noires soient devant lui. Un sourire amusé répondait à son partenaire, un simple “Mh” au message contradictoire suivant. La chance et la rouille, voilà qui pouvait parfaitement décrire l’état de ces deux complotistes. Il met rapidement en mouvement le pion en parallèle à celui de lord Leicester.

« Caleb, même rouiller, je ne recommanderai à personne d’être votre adversaire.» A leur âge avancé, il était évident qu’ils s’étaient fait autant d’alliés que d’ennemis. « D’ailleurs Mrs Richards continue-t-elle à vous faire bataille ? » La procureure du parquet londonien avait un nom. Le Rosewood la connaissait ! C’était une femme de poigne. Il était presque dommage qu’elle ne se trouve pas de l’autre côté de la ligne. Eliott voulait plus de femmes

Eirik aurait été surpris si son interlocuteur avait eu une autre réaction que celle-ci. Avec son éloquence bien connue Lord Leicester résumait les faits. Oui, en effet, cela changeait beaucoup des rares relations que l’on pouvait connaître -ou soupçonner- pour le veuf de Freya. Il était reconnaissant à son vieux camarade de ne pas évoquer la différence d’âge inévitable entre un vieux loup en recherche de relève et une sportive en pleine carrière. Presque trois décennies les séparent tous les deux. Eliott savait que cet écart pouvait se retourner contre lui.

Pour l’heure, Miss Caplan ne montrait aucun signe de lassitude, pendant qu’Eliott tombait irrémédiablement sous son charme:
« Cela me change. » Il savait que de là-haut, sa défunte femme devait s’amuser de le voir s’amouracher. « Elle me donne envie. » Une envie de vivre un peu plus pour lui-même. Il avait envie de développer cette relation, d’en prendre soin, alors bien entendu son éternel romantisme refaisait surface. C’était plaisant de redécouvrir les émois, l’attente, le désir de voir le sourire de l’autre. « J’en viens à considérer une passation. Il me semble qu’il y a de vieux rêves qu’il me reste à accomplir… avant que le temps manque. » Arrivés à ce stade de leur vie c’était une question qui se posait. Les choses à accomplir avant de quitter cette bonne vieille terre.

Pour d’autres, les rêves ne faisaient que commencer. Eliott souriait en songeant au mariage. Quelle étape importante dans la vie d’un homme. Il avait adoré chaque instant du sien, les bons comme les moins bons. Il avait adoré Freya. Il se demandait, parfois, quelle aurait été sa vie, s’ils avaient eu la chance de vieillir ensemble.

Il sourit au Juge et abonda encore une fois dans son sens:
« Mh. Oui. C’est plus sage. La jeunesse nous surprend toujours. » Arthur aurait toutes les armes pour devenir un homme influent de la cour anglaise. Si seulement il le voulait. Odin avait connu beaucoup de générations se suivre et il pressentait que la monarchie allait bientôt devoir s’adapter. Nul doute que Caleb en avait lui-même conscience. Ils seraient là pour observer.

La relation mentor-élève entre les deux juges était connue dans le monde juridique. Lawrence avait eu pour directive spécifique de ne pas ennuyer le poulain de Blakemore. C’était une concession amicale qui n’avait pas à être citée entre eux. Il existait une possibilité que Léandre décide finalement de rejoindre le Réseau. Miss Keenan de par ses attributions concourerai peut-être à ce scénario à l’avenir. Rien n’était encore décidé.

Le loup blanc prenait une aspiration de tabac, tout en écoutant l’avis du noble. Les comptes-rendu des agents allaient aussi dans son sens. Ils étaient devant une Procureure incorruptible. Ce genre de personnage ne demeurait pas très longtemps à un poste de cette envergure. La corruption était en place. Tôt ou tard, quelqu’un chercherait à se débarasser de cette femme. Ils n’avaient qu’à patienter.

Eliott observait le plateau devant eux. Mais avant de passer à une action, il demandait:
« Pensez-vous qu’elle pourrait… chercher à jouer l’héroÏne ? » Cela pouvait conditionner la prise de risque de Torres et des autres sur le long terme. Le Directeur ne serait pas toujours sur Londres à veiller sur les uns et les autres.

Odin avait construit le Réseau pour qu’il puisse devenir une entité autonome. Par deux fois, déjà, il avait envisagé de quitter la fonction de meneur. Cependant, il avait dû revenir en place afin de limiter l’affaissement des principes fondateurs, qui étaient à l’origine de cette création. Aujourd’hui c’était la seule raison qui motivait encore sa présence à la tête du siège. Il avait envie d’arrêter, tout en redoutant fortement de le faire. Cette ambivalence était d’ailleurs assez difficile à gérer certains jours.

Si bien, qu’il n’en parlait qu’à mot couvert, en sous-entendu. Il formulait une hypothèse, une possibilité, sans pouvoir aller plus loin dans le raisonnement:
« Quelques-uns, est plus exact. » Il n’avait pas arrêté son choix. Il se demandait s’il en était capable. S’il n’en serait jamais capable. Il était à la place d’un “père” qui devait choisir entre ses enfants un favoris. Ce n’était ni aisé, ni souhaitable. Pour autant, malgré ses idéaux, il ne croyait pas en une élection pour ce poste. L’enjeu était d’une trop haute importance. « Oui. » Blakemore comprenait la complexité naturelle de cette recherche. La neutralité réclamait une capacité de retrait, de recul, d’effort. Ce n’était pas facile. Ce n’était pas enviable non plus, mais ô combien nécessaire. « Mais la neutralité n’est plus à la mode de nos jours. » Eirik savait qu’il n’était pas à la page. Il se retrouvait plus dans l’école de Platon que dans la pensée moderne. Ce qui lui était arrivé de bonheur et n’avait fait que s’accentuer avec l’âge.

Il aurait aimé former un héritier ou une héritière. Mais les quelques pupilles qu’il avait eu sous son aile, s’étaient désengagés. Ce qu’il demandait était trop dur. Les gens ne voulaient pas être dans la neutralité. Ils voulaient prendre une position et être dans l’action plutôt que la réaction:
« Parfois, en bien. » Ils verraient ce que le sang neuf feraient, tôt ou tard. Eliott devait travailler à se détacher des affaires du monde. C’était sa seule chance de vivre une fin de vie apaisée. Il se disait qu’avec une belle compagnie cela serait certainement plus aisé.

Le plateau évoluait tranquillement. Ils y allaient de leur stratagème. Leicester était un très bon adversaire. Il savait patienter, construire, bâtir. Sa façon de jouer en disait long sur ses capacités:
« Elle parle comme une Réformiste. » Le précécesseur de de cette femme n’avait pas autant éveillé de discussions au bureau central. Maître Torres la gardait à l'œil disait-il. Ils avaient besoin que les fondations restent solides pour poursuivre leur ouvrage.

Eliott passait une main sur sa joue imberbe, encore perturbé par la disparition de sa barbe naissante:
« Non en effet. Mais peut-être que je ne dois pas être celui qui décide. » C’était une idée qui avait de la valeur. Malgré son expérience, ou bien à cause d’elle, le directeur ne pouvait pas avoir le recul nécessaire pour faire le choix. Qui était avisé pour faire ce choix ? Les adhérents au Réseau étaient beaucoup trop partiaux pour cela. La démocratie avait ses limites et Eirik ne lui faisait pas entièrement confiance. Il fallait trouver un esprit indépendant et avisé. Quelqu’un qui n’ait aucun profit à tirer de cette élection. Autant dire qu’un tel trésor était bien caché.

Les luttes intestines seraient probablement inévitables. Odin avait beau avoir un certain optimiste, il ne pouvait confondre cet élan avec de la naïveté. Il devait se faire à l’idée d’un changement. Mais, il n’avait tout simplement pas envie d’en être le spectateur. Peut-être qu’il pourrait se retirer, retourner à ses racines et disparaître au fin fond de la Norvège. S’il s’y prenait bien, il pourrait peut-être se faire oublier. Les jeunes pourraient prendre le contrôle du monde, sans que lui ne pleure l’ancien.

Il y avait des dangers très présents. Chaque jour le Réseau risquait ses forces. Les nouvelles technologies rendent les choses plus compliquées. Il était très compliqué d’être invisible à leur époque.
« Une dame de valeur. » Un commentaire ouvertement féministe. Ce vieil homme ne cachait pas son respect pour la gente féminine. On pouvait même dire son admiration. Au fond, il adorait l’idée que ce soit l’une d’entre elles qui arrive à la tête de cet empire clandestin. Malheureusement la société n’était probablement pas encore prête pour cette égalité-là. Quel dommage qu’il soit né si tôt dans l’histoire de cette civilisation. « Nous sommes d’accord mon ami.» Le bon sens était encore présent dans Londres. Ils pouvaient tous deux s’en réjouir.

Un petit rire échappa des lèvres de l'esthète:
« Pourquoi jouer autrement Caleb ? » Il n’y avait aucun plaisir à faire semblant. Le mieux était encore de jouer avec la même passion que celles qui guidaient le cœur d’un homme. A son tour, le loup regarda le plateau. Il n’agissait pas dans l’instant. Derrière ses paupières, Eliott entrevoyait les possibilités. Son esprit arborescent allait de branche en branche. « Comment se portent les conservateurs ? » Ils avaient connu un changement politique lors des dernières élections. Cela avait-il eu une incidence sur le royaume ? Erik n’en était pas encore convaincu.

En attendant, il continuait de développer sa stratégie, bougeant son cavalier. Une nuée de cigare montait vers les hauts plafonds. Une brume odorante, voire apaisante. C’était un moment de calme tout à fait enchanteur pour un vieux roublard.